EN MARGE DE L’INTERVENTION RUSSE EN TCHETCHENIE.

Cinquante ans après les déportations décidées par Staline, les Tchétchènes sont de nouveau face aux troupes russes Une intervention russe effectuée au centre du Nord-Caucase est perçue autrement qu’elle le serait ailleurs. Quel que soit l’objectif de Moscou, l'” encerclement ” de Grozny, avec l’entrée massive de troupes russes en Tchétchénie et, au passage, en Ingouchie, ne peut que bouleverser la situation des forces en présence. Auparavant, celle-ci était très claire. Une partie importante de la population tchétchène conteste de plus en plus violemment l’autoritarisme du président Doudaev. L’affrontement avec Khasboulatov, le chef de l’opposition, tourne à la guerre civile. La majorité se montre hostile à Doudaev; pourtant, et c’est là un facteur décisif, rares sont les Tchétchènes qui remettent en cause le principe de l’indépendance, même parmi les partisans de Khasboulatov.

Les voisins ingouches, si proches des Tchétchènes linguistiquement (ils se comprennent) et culturellement, avaient choisi une tout autre voie. Détachés de la Tchétchénie, ils se sont proclamés autonomes et ont rejoint la Fédération russe. Jusqu’à maintenant, donc, ils se montraient farouchement opposés à Doudaev et à son régime. En somme, le président rebelle n’était entouré que de forces hostiles.

Mais, en quelques jours, la situation s’est renversée. En Tchétchénie même, d’abord. En présence des troupes russes, tous ont rejoint Doudaev, même les opposants déclarés : il n’y a plus qu’une seule force, dirigée contre les intrus. Au dehors, les Ingouches ont pris parti contre les troupes russes, sur le terrain, d’abord, en leur résistant, puis officiellement, leur président apportant son soutien public à Doudaev lui-même. Les voisins de l’Est, les peuples du Daghestan, qui relève pourtant de la Fédération russe, s’apprêtent eux aussi à résister et apportent leur aide. Et lorsque Doudaev lance un appel à tous les Caucasiens, y compris aux Circassiens, vers l’ouest, ce n’est nullement fanfaronnade : il a toutes les chances, au contraire, d’être entendu, pour peu que la pression russe s’accentue.

Que s’est-il passé ? Il faut se garder d’exagérer le rôle de l’islam, qui ne suffit pas, en ces régions précisément, à jeter les guerriers au combat. C’est même exactement l’inverse : comme le montre le passé tout entier du Nord-Caucase, c’est l’état de guerre qui relance la religion et lui donne un poids qu’elle n’a pas par elle-même.

Mieux vaut s’en remettre aux Tchétchènes eux-mêmes, qui ont prévenu la Russie à plusieurs reprises : si vous nous envahissez, vous vous trouverez engagés dans une nouvelle ” guerre du Caucase “, beaucoup plus longue et éprouvante que celle d’Afghanistan. On aurait tort de prendre cette mise en garde à la légère. Elle révèle le phénomène essentiel de la période en cours : à tort ou à raison, le Caucase vit présentement un véritable retour de l’histoire. Tel est du moins le sentiment profond des acteurs caucasiens du drame. C’est pourquoi la marche des troupes de Moscou sur la Tchétchénie est interprétée par référence aux leçons du passé. Pour l’avoir éprouvé deux fois en cent cinquante ans, les Caucasiens savent maintenant qu’une invasion russe peut aboutir à leur propre anéantissement.

Jusqu’à la fin du XVIII siècle, ces peuples étaient restés à l’abri de tout asservissement, avec un territoire pratiquement inviolé, gardant intactes leurs langues et leurs cultures. Mais ensuite, l’Empire russe les a peu à peu repoussés jusqu’à la chaîne du Caucase. A partir de 1829, la pression se transforme en une véritable guerre d’invasion : elle allait durer trente ans au Daghestan et en Tchétchénie, cinq ans de plus à l’ouest, où les Circassiens ont tenu seuls jusqu’en 1864. C’est à la faveur de cette guerre que la plupart de ces peuples se firent musulmans, les Tchétchènes à la fin du XVIII siècle, les Ingouches au milieu du XIX siècle. A partir de 1850, tous combattaient non plus seulement pour leur liberté, mais simplement pour le maintien de leur culture et leur propre survie physique.

L’invasion russe

Car c’est alors que le Caucase fit l’expérience de la conquête russe par le vide : les Ingouches et les Tchétchènes se virent refoulés dans les hautes montagnes; beaucoup périrent, beaucoup durent s’exiler en Turquie, par dizaines de milliers. Leurs terres, désertes, furent aussitôt livrées aux ” colons ” russes et cosaques. Pour les Circassiens, à l’ouest, l’occupation eut des conséquences terribles et sans retour : la moitié de la population, un million au moins, disparut de la carte, massacrée, déportée, expulsée. D’immenses espaces vides s’ouvrirent alors aux colons de toute origine, mais slaves pour la plupart.

Il faut garder à l’esprit ce grand bouleversement, ce ravage de la terre caucasienne : sinon, on ne saurait ni comprendre ni, surtout, évaluer ce qui se passe actuellement au Caucase. Car personne, jamais, n’a rien oublié, ni les Caucasiens, ni même, pour une part, les Russes. Les traditions des peuples autochtones restent tout imprégnées de la guerre passée et de ses hauts faits, de son désepoir, aussi. Les épopées qui les célèbrent vivent encore chez les Circassiens, les Ingouches et les Tchétchènes. Davantage que le souvenir, l’idée, le modèle d’une destruction complète de leur culture et de leur existence physique reste présente, liée, bien sûr, à l’image de l’invasion russe. Et ce modèle obsédant, toujours disponible, peut prendre corps à la première occasion : c’est le cas aujourd’hui.

Mais les Ingouches et les Tchétchènes ont connu pire encore, voilà cinquante ans tout juste, entre 1943 et 1945. Un destin cruel – mais est-ce seulement le destin – a voulu que ce soit précisément en cette année 1994 que les troupes russes reçoivent l’ordre de ” prendre ” Grozny, la capitale, c’est- à-dire, en fait, d’envahir la Tchétchénie et, au passage, la voisine Ingouchie, qui n’en peut mais. Car cette date, celle d’un tragique anniversaire, pèse lourd dans la mémoire nord-caucasienne.

Voilà un demi-siècle, en 1944, les forces militaires du KGB ” encerclaient ” déjà Grozny, et tout le pays tchétchène-ingouche, comme on disait alors. La suite est connue, maintenant tout au moins : les Ingouches, en totalité, les Tchétchènes, en grand nombre, furent ” déplacés ” au Kazakhstan. Il s’agissait bel et bien d’une déportation en masse : vieillards, femmes et enfants, nul n’y échappait. Certes, les survivants ont été depuis ” réhabilités “, en 1956, et beaucoup sont revenus dans leur pays. Mais chacun en reste encore marqué, profondément, à jamais.

On comprend dès lors que les Ingouches se soient ralliés soudain à la cause de Doudaev. Cela vaut aussi pour le reste des Caucasiens du nord : les Daghestanais ont déjà répondu, et, à l’ouest, les descendants des massacrés, des déportés, des expulsés de 1864 entendront très vite l’appel, non pas à la guerre sainte, qui n’est pas de mise dans leur culture, mais simplement à la résistance pour la survie.

Il n’entre sans doute pas dans les projets russes de détruire la Tchétchénie, mais aujourd’hui, c’est bien ainsi que les Caucasiens vivent l’intervention militaire.

Beaucoup de soldats russes, sur le terrain, l’ont déjà compris. Et il serait bon que les responsables, à Moscou, en fassent autant. Mais il est fort possible aussi que les dirigeants russes aient déjà tenu compte de tout cela dans leur calculs politiques et stratégiques.

L’intervention militaire brutale en Tchétchénie aurait alors le motif profond que voici : démontrer que la Russie d’Eltsine est elle aussi capable, comme celle des tsars, comme l’URSS stalinienne, de mener une guerre de destruction au Caucase. Si tel est le secret de l’opération, on comprend et le choix du lieu et celui de l’année : en Tchétchénie-Ingouchie, 1994, cinquante ans après les déportations de masse.

CHARACHIDZE GEORGES
professeur à l’Ecole des langues orientales et à l’Ecole pratique des hautes études

Le Monde
samedi 17 décembre 1994, p. 7

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