Un président dont la presse se demande s’il a été ” mis en repos ” par son entourage, comme Mikhaïl Gorbatchev le fut à Foros par les putschistes d’août 1991 ; un ” entourage ” qui ne se montre pas, à l’exception de ceux qui n’ont pas le pouvoir de décider ; un ministre de la défense qui déclare ” n’avoir pas pensé ” que ses chars, envoyés réduire la Tchétchénie, on ne sait pas exactement par qui, pouvaient être attaqués par la population locale ; des bombardements ” systématiques ” entamés, mercredi 14 décembre, contre une ville peuplée, également, de dizaines de milliers de Russes ; et, enfin, des députés incapables de savoir s’ils veulent ou non cette guerre, dont on leur assure qu’elle ” n’existe pas ” : mercredi 14 décembre, la Russie vivait ainsi la quatrième journée de son offensive contre un des ” sujets ” de sa Fédération. Le sujet en question ayant déjà survécu à deux cents ans de guerre contre la Russie et n’ayant plus à démontrer qu’il ne veut pas être ” russe “.
L’extraordinaire reste, peut-être, qu’il se trouve encore, dans ce pays sans repères, des exécutants pour tenter d’expliquer que ” tout est sous contrôle “. Par exemple, le porte-parole présidentiel, Viatcheslav Kostikov _ celui-là même dont la mise à l’écart avait été annoncée il y a un mois _, qui a déclaré n’avoir pas ” vu personnellement ” Boris Eltsine, mais que, ” selon ceux qui l’ont approché “, le président ” se remet ” de l’opération de sa cloison nasale et rencontrera ” peut-être ” le vice-président américain Al Gore, venu mercredi à Moscou. Il doit y présider, avec le premier ministre Viktor Tchernomyrdine, deux jours de réunions de la commission russo-américaine de coopération économique et technologique, présentée à Washington comme la grande réussite de la coopération avec Moscou. On y parlera de pétrole, de cosmos et de nucléaire. Comme si de rien n’était.
Les ” ministères de force ”
Outre M. Kostikov, l’obscur Nikolaï Egorov, une des figures officiellement en charge des opérations en Tchétchénie, s’est aussi exprimé, à quelques heures de l’expiration de l’ultimatum donné aux Tchétchènes pour déposer les armes. Il a affirmé qu’il n’y ” aura pas d’assaut contre Grozny avant… le 15 décembre “. Ce qui était faire de nécessité vertu, les chars russes n’ayant toujours pas réussi, jeudi matin, à atteindre la capitale tchétchène, laissant les avions et les hélicoptères entrer systématiquement en action. M. Egorov a aussi annoncé qu’il rentrera à Grozny ” comme représentant de Boris Eltsine, dès que les bandes criminelles seront liquidées, pour y organiser des élections générales vers le printemps 1995 “.
Hypothèses absurdes car il est évident que, si Grozny devait tomber, seul un régime militaire russe pourrait s’y maintenir, excluant des élections libres. Celles-ci, de toute manière, ramèneraient, plus que jamais, au pouvoir des indépendantistes. Nikolaï Egorov est le sixième homme en trois ans à être chargé des ” nationalités ” au sein du gouvernement russe. Il vient d’être promu vice-premier ministre pour avoir une autorité, toute théorique, sur les ministres de l’intérieur, de la défense et du contre-espionnage, qui mènent les opérations en Tchétchénie.
Le ” premier vice-premier ministre “, Oleg Soskovets, a été, de son côté, chargé de coordonner, de Moscou, l’action de cestrois ” ministères de force “, comme on dit ici, avec celle du reste du gouvernement. On le disait, pourtant, déjà surchargé de travail : il gérait au jour le jour les crises aiguës du pays _ endettements, faillites, négociations avec l’Ukraine, comme avec une série d’Etats étrangers dont la France. Il doit désormais s’occuper de trouver des fonds pour financer la nouvelle guerre _, alors qu’une mission du FMI se trouve précisément à Moscou _, d’envoyer sur place des avions ” d’aide humanitaire ” et d’expulser ” les journalistes qui ne rendent pas compte objectivement de la situation “, ceux du moins qui échappent aux tirs des militaires russes.
Le premier ministre, enfin, Viktor Tchernomyrdine, s’est retrouvé, une fois de plus, obligé d’endosser une politique qu’il n’a pas choisie. Il avait failli perdre son poste à l’automne, mais reste, théoriquement, celui qui doit assurer l’intérim en cas de vacances du pouvoir présidentiel. Alors que M. Eltsine a été ” hospitalisé” le 9 décembre, c’est le 13 seulement que M. Tchernomyrdine informa le pays que lui aussi estimait qu’il n’y avait pas ” d’autres moyens que militaires ” pour défendre la Constitution russe et l’intégrité territoriale de la Fédération.
L’heure des généraux
Plus inquiétant : même les adjoints considérés comme les plus influents autour de Boris Eltsine ont indiqué n’avoir pas participé à la décision d’envoyer les chars en direction de Grozny. Outre une série de conseillers ” libéraux “, le premier adjoint du président, Viktor Illiouchine, rarement classé dans cette catégorie, a déclaré que ce fut aussi son cas. ” Le problème n’est pas tant que des procédures de prise de décision ont été violées, c’est qu’il n’y a pas de procédures du tout “, commentait M. Oto Latsis, membre d’un ” conseil présidentiel ” consultatif.
Récemment, le commentateur militaire du journal Segodnia Pavel Felgengaouer, proche de l’état-major, avait expliqué comment l’adjoint de Boris Eltsine pour les affaires de sécurité, Iouri Batourine, devait filtrer les décisions du ministre de la défense Pavel Gratchev, avec lequel ” il s’entend tellement mal qu’il ne lui parle plus “, préférant passer par le vice-ministre de la défense Andreï Kokochine, le seul civil du ministère et, en tant que tel, objet d’un certain ostracisme dans l’institution militaire…
Dans la recherche donc des personnages-clés de ” l’entourage ” présidentiel, les regards se tournent actuellement vers le secrétaire du conseil de sécurité Oleg Lobov, un vieil ami de Boris Eltsine, qui avait accusé, en octobre, les banquiers d’avoir ” comploté ” contre le président en ” spéculant ” contre le rouble. Ou, plus encore, vers les chefs de ses services de sécurité et de sa garde, les généraux Barsoukov et Korjakov. Ce dernier, dit-on, ne quitte pas le président d’une semelle. L’autorité de ces deux hommes s’est étendue depuis un an aux principales unités militaires d’élite du pays et aux commandos ” antiterroristes ” qui auraient la charge d’une éventuelle opération contre le président Doudaev à Grozny.
Mais les meilleurs ” professionnels ” de ces unités sont nombreux à les avoir quittées, notamment après l’attaque de la ” Maison Blanche ” en octobre 1993, pour rejoindre les polices privées des banques et autres nouvelles puissances du pays. De plus, l’autorité de ces deux généraux, et de ceux qui dirigent les trois ” ministères de force “, pourrait, comme l’a estimé mercredi un autre membre du conseil présidentiel, Leonid Smeriaguine, fondre comme neige au soleil : si les opérations militaires ” se compliquent “, ce seront alors les commandants locaux qui prendront les décisions de leur propre chef, comme ils commencent d’ailleurs à le faire.