Boris Eltsine se lance dans une aventure militaire en Tchétchénie parce qu’il craint l’éclatement de la Fédération.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANTE – Une opinion courante jusqu’à présent était que la Russie saura, grâce à l’écrasante supériorité de ses forces, s’emparer facilement de la capitale de la Tchétchénie et des grands axes de communication du pays, quitte à affronter ensuite une guerre de partisans susceptible de s’étendre. Il apparaît désormais que les forces qu’elle a massées durant deux semaines dans la région ont des difficultés à s’approcher de Grozny, alors que les pertes déjà subies bouleversent une population qui n’a pas oublié la guerre d’Afghanistan, que beaucoup de militaires russes n’ont envie ni de mourir ni de massacrer une population soudée et largement armée. Pourquoi alors avoir lancé le pays dans une aventure contre laquelle tant de responsables se sont à l’avance élevés, y compris les très populaires généraux Lebed et Gromov ?

Chacun a sa version, y compris l’inévitable thèse du complot de forces revanchistes obscures contre ” le régime démocratique “. Mais il semble bien plus probable, comme l’affirme le correspondant militaire du quotidien Segodnia, Pavel Felgengaouer, que c’est la politique menée depuis l’été à l’instigation des ” démocrates ” de l’entourage présidentiel, le chef de son administration Serguei Filatov et le vice-premier ministre Serguei Chakhraï, qui a tout naturellement conduit à la situation actuelle. Après un troisième raid lancé, le 26 novembre, contre Grozny, où des dizaines de soldats et d’offiers russes ont été tués ou emprisonnés, la seule issue – selon le principe ” la guerre efface tout ” – a semblé être d’envoyer l’armée ” pour éviter toute enquête sur les causes, le coût et les responsabilités ” de ces échecs.

Le désir de disposer, face à la Turquie, de forces armées importantes, malgré l’interdit que fait peser le traîté sur les Forces conventionnelles en Europe, aurait aussi pu peser dans la balance. De même que l’important contrat pétrolier signé en septembre par l’Azerbaïdjan avec un consortium conduit par les Anglais et les Américains. Moscou veut, comme au Kazakhstan, garder le contrôle de l’exportation du brut extrait. Comme le tracé idéal pour Moscou d’un pipe-line venant de la Caspienne passe par la Tchétchénie, il serait devenu urgent d’en reprendre le contrôle, après trois ans durant lesquels l’existence de cette zone ” sauvage ” n’a – pourtant – guère paru inquièter, et aurait même profité à certains proches du Kremlin, affirment ses opposants.

Il est clair, en tout cas, que la décision d’envahir la Tchétchénie fut prise brusquement. Les négociations menées ensuite ont eu pour seul but de donner le temps à l’état-major de rassembler un contingent, qui grouperait déjà plus de 20 000 hommes. Mais selon le journaliste de Segodnia, ce chiffre est estimé insuffisant, alors que l’appel à des réservistes paraît politiquement injouable. Surtout au moment où tous les efforts du gouvernement visaient théoriquement à limiter l’ampleur du déficit pour 1995, et à convaincre le FMI qu’il en sera capable. Mais il est vrai aussi que de plus en plus de voix, au sein même du pouvoir, disaient que, même si le Parlement finissait pas adopter le budget proposé, aucune stabilisation réelle des finances n’était possible avant les prochaines échéances électorales, – qu’il vaudrait donc mieux repousser. La tension née du ” terrorisme ” tchétchène dans le Nord-Caucase d’abord, en Russie ensuite, serait la meilleure justification d’un report des élections, disent de mauvais esprits russes.

La logique du “tout ou rien”

Toutes ces hypothèses, dont aucune ne peut-être exclue, ont cependant le tort d’oublier le mécanisme, fort chaotique et improvisé, des prises de décisions au Kremlin, sans parler de leur exécution. Elles peuvent intervenir lors d’un repas dans une datcha, sur un court de tennis ou à l’hôpital, celui où Boris Eltsine, opéré vendredi de la cloison nasale, continue, explique-t-on, à ” gérer le dossier tchétchène “. Un dossier dont même les ” experts présidentiels ” ont une vision déformée, car aucun d’entre eux – à l’exception sans doute de ceux des services secrets qui ont misé sur une opposition locale peu fiable – ne se rend plus depuis longtemps en Tchétchénie, réputée ” dangereuse ” pour un Russe. Le résultat est une intervention mal calculée, dont même l’abandon rapide (qui ne paraît nullement à l’ordre du jour) risque d’apporter presqu’autant de conséquences fâcheuses pour la Russie que sa poursuite. Une mise à nu de l’impuissance de ses forces, qui risque d’être compensée par des opérations d’autant plus brutales, ne peut en effet que réveiller les velléités d’indépendance des autres minorités du pays.

Car la logique du ” tout ou rien “, qui conduit Boris Eltsine et son entourage, peut-être par simple instinct, à tenter de réduire la Tchétchénie par les armes, tire aussi sa source dans l’angoisse irraisonnée de voir la Russie se désintégrer en Etats ” indépendants “, à l’image de l’URSS. Une vue plus sereine de la situation aurait pourtant pu être tirée de l’expérience de ces dernières années. L’envoi de troupes soviétiques à Tbilissi, Vilnius ou Bakou n’a pas ” préservé l’Empire “, et a même contribué à accélerer sa désintégration. Après trois années de pouvoir plus ou moins ” démocratique ” à Moscou, on constate que les nouveaux Etats de la CEI, non seulement n’ont pas été pris dans l’orbite d’autres puissances rivales de Moscou, mais réclament toujours de la Russie une aide économique et, pour certains, militaire. Les troupes russes gardent toujours la plupart des frontières sud et est de l’URSS-avec les encouragements de l’Occident. Là où de nouveaux régimes ” anti-russes ” étaient arrivés au pouvoir dans les tourmentes de 1991, des équipes ” pragmatiques ” ont pris leur place dès les premières élections (Géorgie, Moldavie, Azerbaïdjan, Ukraine), même si les services secrets russes ont dû mettre la main à la pâte dans certains cas.

Une telle tendance serait a fortiori à l’oeuvre au sein de la Fédération de Russie, à supposer qu’elle ait un jour la sagesse ” d’ouvrir la porte ” aux minorités qui disposent en son sein d’autonomies territoriales. Ces minorités représentent moins de 20 % de la population et, parmi elles, seule la Tchétchénie voulait jusqu’à présent se doter du titre d’Etat indépendant. Les autres se sont satisfaites d’une ” souveraineté ” négociée. L’adoption en décembre 1993 d’une nouvelle Constitution plus jacobine, ignorant le terme de souveraineté, n’a pas relancé les résistances. Au contraire, les présidents du Tatarstan ou de la Iakoutie négocient désormais directement à l’étranger, avec l’accord de Moscou, des accords ” d’Etats à Etats “.

Un “minimum de sang”

Certes, le président tchétchéne Djokhar Doudaev n’a pas les souplesses du président tatar Chaïmiev, et la Tchétchénie n’est pas le Tatarstan, où vivent encore près de 50 % de Russes. Mais pour peu que le Kremlin ait eu la volonté réelle et l’intelligence de négocier, un accord aurait pu être trouvé, même avec le général tchétchène. Quitte à le prendre au mot, lorsqu’il affirme qu’il est prêt à démissioner de son poste si des garanties ” d’indépendance “, voire même de simple ” souveraineté et de sécurité ” pour son peuple, lui étaient fournies par la communauté internationale.

Mais celle-ci ne s’intéresse pas à un peuple dont on a trop vite accepté l’image peinte par le Kremlin, celle de brigands et de voleurs, musulmans de surcroît. La communauté internationale écoute aussi sans déplaisir les diplomates russes expliquer que la Bosnie n’est plus pour eux qu’un souci secondaire, après celui de la Tchétchénie, du Caucase dans son ensemble, de la Moldavie et du Tadjikistan, où la Russie mène aussi une guerre. Mais Bill Clinton, comme les dirigeants français et autres européens, ont choisi de souhaiter ” un minimum de sang ” en Tchétchénie, encourageant Moscou à se lancer dans l’aventure. Reste à savoir lequel de ces jours prochains ce ” minimum de sang ” sera atteint. Quelqu’un se souviendra peut-être alors que la CSCE interdit d’user de son armée contre les minorités nationales de son pays- comme on a su si bien su le dire, par exemple, à l’Azerbaïdjan. Et qu’un mécanisme existe dans cette instance pour interpeller un Etat soupçonné de violer ses principes, fût-il la Russie.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
jeudi 15 décembre 1994, p. 1

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