De premiers affrontements armés ont opposé, lundi 12 et mardi 13 décembre, les blindés russes aux indépendantistes de Tchétchénie, alors que des négociations de la ” dernière chance ” se poursuivent. Entrées dimanche dans cette République sécessionniste, les troupes russes ont rencontré une résistance qu’elles n’avaient pas prévue, notamment des populations des Républiques voisines. Les troupes de Moscou, qui n’ont pas encore encerclé la capitale tchétchène, Grozny, ont expliqué ce retard par un ” brouillard subit “. A Moscou, le président Eltsine, officiellement ” malade “, est critiqué par les démocrates comme par les communistes.

MOSCOU de notre correspondante

Nul ne connaît exactement le plan initial des militaires chargés par un oukaze martial de Boris Eltsine de ” rétablir l’ordre constitutionnel en Tchétchénie “. Mais quarante-huit heures après la mise en branle de centaines de chars sur trois axes vers la capitale tchétchène, Grozny, de multiples signes montrent que l’affaire a pris piteuse tournure, que les stratèges russes ont dû réviser leurs objectifs. L’une des raisons est simple, même si à Moscou, comme dans les capitales étrangères, on se refusait à la prendre au sérieux : les populations locales sont déterminées à résister.

Dimanche, des sources gouvernementales russes annoncaient que ” les trois colonnes seraient aux portes de Grozny à 14 heures “. Or, lundi, deux d’entre elles étaient toujours bloquées aux frontières tchétchènes ” en raison d’un brouillard subit “, selon l’agence ITAR-TASS. La troisième colonne, qui venait du nord, à travers une zone des opposants tchétchènes, armés depuis des mois par Moscou (des ” harkis ” locaux) est tombée sous le feu de lance-roquettes des indépendantistes à une trentaine de kilomètres de la capitale. Quatre hélicoptères et six avions russes, selon un photographe occidental, sont aussitôt entrés en action (malgré le brouillard ?) pour bombarder les positions ennemies. Un porte-parole à Grozny a prétendu que cet affrontement avait fait ” 70 morts et 40 blessés ” dans les rangs russes, sans doute pour conforter le moral d’hommes prêts à lutter contre l’armada russe, comme David contre Goliath.

Le ” centre d’information provisoire “, l’officine de censure russe sur la crise tchétchène (dont la bonne foi a déjà été prise en défaut) a reconnu que neuf soldats russes avaient été tués et quatorze blessés lors des combats de lundi. Ce sont, officiellement, les premiers blessés à occuper les vastes hôpitaux de campagne russes déployés sur les arrières, en Ossétie du Nord. Mardi matin, de nouveaux combats entre forces tchétchènes et russes se déroulaient à une quinzaine de kilomètres de Grozny.

Au premier jour de l’invasion, ce n’était pas des combattants tchétchènes, mais des groupes d’Ingouches et de Daghestanais, leurs voisins, qui avaient retardé, dimanche, l’avance des deux autres colonnes. En Ingouchie, la riposte des hélicoptères russes a fait cinq tués et quinze blessés parmi la population, détruisant ” dix maisons et une mosquée “, selon la plainte déposée auprès du procureur de Russie par le président de cette République qui, contrairement à la Tchétchénie, a accepté de faire partie de la Fédération de Russie. “Première étape” et “aide humanitaire”

Le ministre de la défense Pavel Gratchev s’est indigné : ” Comment aurait-on pu imaginer qu’il se trouve des gens pour tirer, en se cachant derrière des femmes et des enfants, dans le dos de militaires russes sur le territoire de la Russie ? ” Ce fut sa seule déclaration. Mais elle trahit un autre phénomène : la très faible motivation des soldats russes à affronter des populations civiles (parlant russe contrairement aux Afghans) qui sont généralement armées et déterminées.

La même chose semble vraie au Daghestan. Les images télévisées de nouveaux prisonniers russes, dont une cinquantaine est tombée aux mains de groupes locaux, qui en ont transmis une partie, avec leurs blindés, aux Tchétchènes, laissent penser qu’ils n’ont pas opposé une grande résistance. Il s’agit de tout jeunes conscrits d’une unité du ministère de l’intérieur de Nijni-Novgorod. Le président tchétchène Djokhar Doudaev, présenté en Russie comme un fou sanguinaire, s’est donné le plaisir d’annoncer qu’ils doivent être libérés.

Après les deux premiers jours de l’intervention russe en Tchétchénie, son commandement a fait savoir que sa ” première étape ” est achevée, alors qu’à Moscou un porte-parole présidentiel affirmait qu’il ” n’y aura pas d’assaut contre Grozny “. Il est vrai qu’au même moment, les quelque trois cent mille habitants de la ville, dont sans doute un bon tiers de Russes, qui vivent dans l’angoisse d’un tel assaut, étaient survolés par des avions et entendaient des explosions.

Les avions russes ont, au cours des semaines passées, lâché des bombes parfois tombées ailleurs que sur les objectifs militaires visés. Mais lundi, ” les seuls projectiles lâchés étaient des paquets de tracts “, affirmait un conseiller présidentiel, qui tentait d’expliquer la politique de son chef toujours privé de parole par une opération ” bénigne ” mais fort opportune de sa ” cloison nasale “.

Sa tâche n’est pas facile, car un gouffre sépare les mots de la réalité. De plus, une opposition à l’intervention militaire se développe en Russie même. Entrée en Tchétchénie pour y ” désarmer les formations illégales armées “, l’armée russe a la charge d’y rétablir ” l’ordre constitutionnel ” et d’y ” protèger les citoyens russes ” que sont les Tchétchènes. Mais à l’évidence, ces derniers se disent, en majorité, prêts à mourir pour ne pas être ” russes “. L’envoi d’une ” aide humanitaire ” _ des chargements de viande, de farine et de vêtements qui suivraient l’armada des chars _, rappelle l’invasion lancée, il y a quinze ans, en Afghanistan.

Dès dimanche soir, Boris Eltsine, qui justifiait il y a deux semaines une intervention armée par l’impossibilité d’aboutir à une ” solution négociée du conflit tchétchène “-faisait savoir que son objectif était désormais une ” solution politique “. Lundi, il adressait un message au Parlement pour lui demander de définir ” le cadre, les sujets et l’objet ” d’éventuelles négociations sur la crise tchétchène. Ce qui implique, selon lui, de modifier la Constitution, une affaire qui prendrait au mieux des mois.

Mais le même jour, des négociations se sont ouvertes à Vladikavkaz, en Ossétie du nord, entre représentants de Moscou et des ” parties au conflit tchétchène “. Ceux du président Doudaev, dont la légitimité n’est pas reconnue par Moscou, ayant refusé de sièger à la même table que les protégés des Russes, leur voeu fut exaucé. Les pourparlers, qui devaient se poursuivre mardi malgré les combats, ne peuvent pour l’instant aboutir : Grozny demande le départ des troupes russes avant de désarmer ou de procéder à des élections alors que Moscou exige l’ordre inverse.

Opération de “simple police”

Pendant ce temps à Moscou, une manifestation sous la neige a réuni trois mille personnes opposées à l’intervention armée. Aux démocrates revenus, comme la veille, à l’appel d’Egor Gaïdar, l’ancien premier ministre libéral, se sont joints, sans trop se bousculer, des communistes et autres ” patriotes “, dont la haine de Boris Eltsine surpasse apparemment celle qu’ils nourrissent pour les Caucasiens.

Alors que les dirigeants russes impliqués dans la conduite des opérations continuaient à garder un silence obstiné, les présidents des deux Chambres du Parlement ont parlé pour eux. Principalement pour fustiger Egor Gaïdar et ses semblables qui ” bradent les intérêts de l’Etat et de son intégrité territoriale “, mais aussi pour suggérer que les opérations militaires ” se limitent ” à un blocus de Grozny.

En revanche, avant une réunion plénière de la Douma prévue mardi, les dirigeants de ses fractions parlementaires sont tous apparus opposés à une ” solution militaire de la crise “, à l’exception de Vladimir Jirinovski et du ” démocrate ” Boris Fiodorov. Le ministre des affaires étrangères Andreï Kozyrev s’est joint à eux, prononcant des phrases absurdes sur ” l’opération de simple police ” qui serait menée en Tchétchénie pour y ” défendre la vie et les droits de citoyens russes “. Il n’a pas manqué de souligner que le soutien apporté par l’Occident prouve la justesse de la conduite russe.

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