Les bulletins télévisés montrent déjà des scènes de guerre; l’avancée d’une armada de chars, des hélicoptères tirant sur un village, des blindés en feu, un train transportant des chars arrêté devant des rails démontés. Cette résistance, a priori désespérée au vu du rapport des forces, s’est déroulée avant même l’entrée des colonnes en Tchétchénie proprement dite, dans la microscopique république voisine d’Ingouchie. Ses trois cent mille habitants, membres du même peuple ” Vaïnakh ” que les Tchétchènes, étaient pourtant réputés acquis à la cause de la coopération avec Moscou, acceptant, eux, de faire partie de la Fédération de Russie.
Depuis des mois, les médias russes ont distillé une information biaisée, présentant la petite République tchétchène qui avait déclaré son indépendance il y a trois ans comme un foyer de terrorisme international et d’islamisme militant, où la population russe est persécutée. Les médias soulignaient l’émergence d’une opposition locale, qui dénonçait ” la dictature ” instaurée par le président tchétchène, Djokhar Doudaev. Cette opposition existe bel et bien, mais le soutien financier, politique et militaire duKremlin a fini par la discréditer aux yeux de la majorité des Tchétchènes.
“Catastrophes naturelles et autres”
L’irruption des chars russes dans cette enclave irrédentiste de la Russie n’a pas eu lieu, comme en Afghanistan, en réponse aux ” appels réitérés à l’aide d’un régime ami ” mais le mécanisme reste le même. Le chef du ” Conseil provisoire ” tchétchène, armé par Moscou, a accueilli avec jubilation les troupes russes dans la portion de la Tchétchénie qu’il contrôle. Alors qu’officiellement les troupes russes sont venues ” désarmer les parties en conflit en Tchétchénie “, le Conseil provisoire a annoncé que ses hommes participaient à l’opération. Ces contradictions sont reflétées dans les premiers bulletins de l’agence ITAR-TASS. Ces ” cafouillages ” dans l’exécution du plan moscovite n’auraient pas eu lieu il y a quinze ans. La censure instaurée sur la crise tchétchène, par le canal d’un ” centre d’information provisoire ” du gouvernement russe, reste peu efficace.
Les grands titres de la presse libérale russe ont mis en garde, depuis deux semaines, contre la vanité de toute ” solution ” militaire d’un problème de minorité, dans une région aussi instable que le Caucase. Ils ont dénoncé les mensonges du Kremlin sur sa responsabilité dans les troubles qui ont précédé l’opération de dimanche. Les médias ont aussi tiré la sonnette d’alarme sur les menaces que feraient peser une aventure militaire en Tchétchénie sur l’avenir de la démocratie en Russie.
Mais le résultat de ces protestations fut nul. La Chambre haute du Parlement avait menacé de ne pas avaliser, comme elle aurait dû le faire sous 78 heures, l’instauration de l’état d’urgence en Tchétchénie. Qu’à cela ne tienne : les mots ” état d’urgence ” ont disparu des oukazes ultérieurs du président russe. Son entourage a expliqué qu’en vertu d’une loi obscure sur les ” catastrophes naturelles et autres “, Boris Eltsine pouvait faire appel à l’armée sur le territoire de la Russie sans en reférer au Parlement. L’ironie de l’histoire est que les chars russes ont été lancés en Tchétchénie à la veille de la ” fête de la constitution “, adoptée le 12 décembre 1993 dans la foulée de la dispersion, par la force, du Soviet suprême hérité de l’URSS. Boris Eltsine s’est imposé vendredi par un ultime oukaze, avant d’annoncer qu’il disparaissait pour quelques jours. Il se faisait opérer, selon la version officielle, d’une cloison nasale dont il souffrait depuis longtemps.
Ce qui laissait une nouvelle fois la porte ouverte à toutes les interprétations. L’entourage présidentiel a-t-il préféré mettre hors circuit un chef d’Etat imprévisible, pendant des journées cruciales durant lesquelles l’opinion et les députés, malgré leur impuissance, exigeront de l’entendre ? Veut-on lui garder la possibilité de se défausser de ses responsabilités au cas où l’intervention tournerait mal ? Un autre oukaze signé vendredi par Boris Eltsine demandait, certes, au gouvernement d’user de ” tous les moyens ” pour rétablir l’ordre constitutionnel en Tchétchénie, mais n’ordonnait pas clairement d’engager des combats.
Prise en étau
Ceux qui se sont déroulés dimanche visaient à annihiler les résistances à l’avance des colonnes vers la capitale tchétchène, Grozny, où sont apparemment concentrées les forces du général Doudaev. La question reste de savoir si l’assaut sera lancé sur la ville ou si celle-ci sera ” seulement ” prise en étau, dans l’attente d’une improbable reddition. Des négociations restaient en effet prévues lundi à Vladikavkaz, dans la République voisine d’Ossétie. Mais si le président tchétchène a réaffirmé sa disposition à négocier, la délégation moscovite était formée de responsables gouvernementaux subalternes et l’objet de ces nouveaux entretiens restait toujours aussi flou. Une déclaration signée de Boris Eltsine, publiée dimanche avec un retard dû à des ” retouches ” apportées ” personnellement ” par le président, n’a pas apporté d’éclaircissements. Affirmant que l’intervention de ses troupes vise à trouver une ” solution politique ” et à protéger les citoyens de la Russie contre ” les extrémistes armés “, il s’est borné à exprimer ” l’espoir ” que ceux-ci ne feront pas échouer les négociations. Il a également affirmé que l’amnistie promise aux Tchétchènes qui déposeraient les armes avant le 15 décembre reste en vigueur, mais qu’il n’était pas question de reconnaître leur indépendance. Ce fut le seul message donné au pays par ses dirigeants, sur une action qui engage son avenir sans doute autant que l’assaut donné à la Maison blanche en octobre 1993. Les ténors des partis démocratiques russes, dont Egor Gaïdar et Grigori Iavlinski, ont dit leurs craintes de voir la Russie prise dans un engrenage menant à l’instauration de l’état d’urgence dans tout le Nord-Caucase d’abord, en Russie ensuite, avec un report des élections et l’instauration d’un régime policier. Un membre du ” centre d’analyse ” présidentiel, l’expert en relations inter-ethniques Emile Païn, a confessé qu’il avait suggéré d’envoyer des troupes russes dans les zones tchétchènes favorables à l’opposition locale mais pas de les diriger sur Grozny. Ce conseiller présidentiel, qui samedi encore déclarait qu’il ne fallait pas laisser se développer ” une zone incontrôlée “, estimait dimanche que les décisions appliquées étaient malheureuses, qu’il ” ignorait ” qui les avait prises. Enfin, tout en reconnaissant qu’une ” guerre de partisans ” dans le Caucase, avec ” d’autres foyers de conflit comme en Afghanistan ” n’était pas ” impossible “, M. Païn n’en a pas moins dénoncé ” l’hystérie politique ” qui se serait emparée du camp démocratique en Russie.
En fait ” d’hystérie “, il n’y eut dimanche à Moscou, pour dénoncer l’intervention armée, qu’une manifestation de moins d’un millier de personnes. M. Gaïdar a indiqué avoir eu connaissance de plans d’un assaut contre Grozny pour la nuit de dimanche à lundi mais qu’il espérait qu’il seraient abandonnés. Protestant contre cette prise de position du chef du ” Choix démocratique de la Russie “, le ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, a annoncé qu’il démissionnait de ce parti. Vladimir Jirinovski, un moment ambigu, s’est aussi prononcé, dimanche, pour l’intervention militaire russe. Le problème, comme l’a souligné le candidat déclaré à l’élection présidentielle Grigori Iavlinski, est que cette intervention, ” qu’il réprouve en tant que démocrate “, risque de montrer que l’armée russe ” n’est même plus capable de mener à bien une action de ce genre “. En lançant le pays dans une nouvelle aventure, avec des méthodes qui n’ont guère évolué depuis quinze ans, si ce n’est qu’elles sont moins cohérentes, les dirigeants du Kremlin ont fait un pari risqué – pour eux-mêmes comme pour le choix démocratique qu’ils prétendent défendre.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
mardi 13 décembre 1994, p. 2