Moscou affirme que ses ” intérêts vitaux ” sont menacés à Grozny. Au risque de provoquer une nouvelle guerre du Caucase.

MOSCOU DE NOTRE CORRESPONDANTE – La menace, toujours aussi pesante, d’une intervention militaire russe en Tchétchénie n’inquiète guère l’Occident. Ses conséquences seraient pourtant catastrophiques, non seulement pour la stabilité sur ces marches islamiques de l’Europe mais aussi pour la Russie et ses germes de démocratie, dont l’avenir ne peut laisser indifférent. Pourtant, le seul mot de ” tchétchène ” continue en Europe à faire sourire, confinant la crise actuelle au rayon des conflits folkloriques de mondes lontains.

Pourquoi avoir fait signer à Boris Eltsine, lors du sommet de la CSCE à Budapest, un ” code de conduite sur les aspects politico-militaires de la sécurité ” ? Celui-ci l’engage à ne pas utiliser son armée contre des ” minorités “. Or l’armée russe bombarde ce que Moscou considère être un territoire de la Fédération de Russie : la République tchétchène, habitée par la ” minorité ” du même nom. Cette question ne fut pas abordée à Budapest, alors que plusieurs déclarations de responsables russes avaient montré que ceux-ci le redoutaient. A tort : les diplomates occidentaux semblent accepter tous les arguments de la Russie à ce sujet.

Le premier étant qu’il s’agit d’un ” problème intérieur ” à la Fédération de Russie. Certes, mais la Transnistrie est aussi un problème intérieur pour la Moldavie, le Haut-Karabakh pour l’Azerbaïdjan, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie pour la Géorgie, ou encore la Crimée pour l’Ukraine. Or la CSCE ou l’ONU se sont saisies de tous ces cas, où des ” minorités ” russes ou pro-russes refusent l’autorité de leur Etat nouvellement indépendant. Mais la ” communauté internationale ” ne veut pas entendre parler des problèmes semblables qui se posent au sein même de la Russie. Il y a là encore deux poids, deux mesures.

Un autre argument avancé, non pas par Moscou mais par des diplomates occidentaux, est que le conflit tchétchène ne risquerait pas d’opposer deux Etats de la CEI, comme dans les autres cas : l’Azerbaïdjan et l’Arménie pour le Haut-Karabakh, la Russie et la Géorgie, la Moldavie ou l’Ukraine ailleurs.

Mais à l’heure où l’on regrette toujours trop tard de n’avoir pas fait de diplomatie préventive, il serait bon de connaître les alliés potentiels des Tchétchènes – qui furent au pouvoir il y a moins de deux ans en Azerbaïdjan et en Géorgie, et dont rien ne dit qu’ils n’y reviendront pas un jour. Sans parler de voisins à peine plus éloignés que sont la Turquie, la Syrie ou la Jordanie, qui abritent de fortes minorités caucasiennes et notamment tchétchènes.

S’ils avaient été interrogés à Budapest, les dirigeants russes auraient peut-être dit, comme ils le faisaient chez eux, qu’ils ” ne savent rien ” sur les avions qui ont bombardé la Tchétchénie, sous les yeux de correspondants étrangers. Depuis lundi, ce n’est plus possible. Moscou a reconnu les siens – même si ses dirigeants n’avouent toujours pas combien de soldats et d’officiers russes ils avaient envoyé en Tchétchénie, lors du raid du 26 novembre.

Quatorze survivants, que le ministre russe de la défense Pavel Gratchev avait osé qualifier de ” mercenaires “, ont été libérés, mais selon leurs propres dires ils étaient quelque quatre-vingts à avoir été installés dans les chars qui ont achevé il y a deux semaines leur course piteuse dans la capitale tchétchène.

Désormais, l’argumentation russe est que, la Tchétchénie faisant partie de la Russie, les ” forces de l’intérieur ” russes, comme son service de contre- espionnage, le FSK, qui a organisé le fiasco du 26 novembre, sont non seulement libres d’y agir à leur guise, mais ont le devoir d’y ” ramener l’ordre constitutionnel ” et de défendre l’intégrité territoriale du pays.

Mais l’armada de chars, d’avions, d’hélicoptères déployée sans interruption depuis le 1 décembre aux frontières de la Tchétchénie, sous la supervision du ministre de la défense, peuvent difficilement être considérés comme étant des ” forces de l’intérieur “. Même si Moscou décide de baptiser ainsi les troupes que le traité sur la limitation des forces conventionnelles en Europe lui interdit de disposer dans cette région. En réalité, l’ampleur du dispositif, sans précédent depuis la guerre d’Afghanistan, montre que la Russie a mis sur pied un nouveau ” contingent limité “, comme elle disait alors. Une machine qu’il est difficile d’arrêter une fois que le mécanisme est remonté.

Les bombardements aériens visaient certes à détruire les avions, les pistes et les dépôts de carburant dont disposaient le général Doudaev, président de la République indépendantiste, selon les règles classiques d’une préparation à une invasion terrestre. Cependant, s’il s’agit d’une guerre, il faut la déclarer et en informer les civils qui ont déjà été victimes de ses ” bavures “. Au lieu de cela, le Conseil de sécurité russe a affirmé mercredi qu’il ” n’y a pas de conflit entre la Tchétchénie et la Russie “, et a maintenu la fiction de ” combats fratricides ” auxquels il exige qu’il soit mis fin par un désarmement général avant le 14 décembre. Pourtant, tous les journalistes sur place ont pu le constater : il a suffi que l’ours russe prétende reprendre aux Tchétchènes l’indépendance de fait acquise il y a trois ans pour que ces ” combats fratricides ” cessent.

Instauration d’une censure

Les affrontements avaient d’ailleurs été provoqués par les Russes, qui, après avoir laissé leurs arsenaux au président Doudaev en se retirant en 1992, ont commencé cet été à fournir des chars et un appui aérien à ses opposants, selon la tradition tsariste dans le nord du Caucase déjà décrite notamment par Tolstoï.

Mais le Kremlin n’en est pas à une contradiction près. Tout en se posant comme arbitre entre ” opposants ” tchétchènes, qu’il avait armés, il affirme que la ” sécurité nationale ” et les ” intérêts vitaux ” de la Russie sont menacés en Tchétchénie par ” le régime antipopulaire de Doudaev, qui s’appuie sur des repris de justice, des extrémistes de l’organisation turque des Loups gris, des Moudjahidine afghans et d’autres groupes terroristes étrangers “. Tous les témoignages font au contraire état d’une nouvelle ” union sacrée ” anti-russe en Tchétchénie autour du président Doudaev, de préparatifs de résistance militaire et de l’arrivée de volontaires des Républiques voisines du Caucase.

L’espoir que la machine mise en marche s’arrête avant de provoquer la ” nouvelle guerre du Caucase “, que certains radicaux sur place n’hésitent d’ailleurs pas à souhaiter, repose pour l’instant sur deux facteurs. Il y a d’abord les contradictions dans l’entourage de Boris Eltsine, où chacun a des comptes à régler : le FSK avec l’armée, celle-ci avec le ministère de l’intérieur ou les gardes frontières, et son chef avec ses subordonnés, comme l’a montré la prise de position du vice-ministre de la défense Boris Gromov, l’ancien chef du ” contingent limité ” en Afghanistan, contre une répétition de l’aventure. Il est désormais en disgrâce.

D’autre part, l’opinion est aujourd’hui sensible aux éclairages apportés par certains médias indépendants, en campagne contre le ” parti de la guerre “, tels les Izvestia ou la chaîne de télévision NTV, qui n’est pas contrôlée par le Kremlin. Mais les déboires récents de celle-ci, comme l’instauration d’une censure par le canal d’un nouveau ” Centre d’information gouvernemental ” sur la Tchétchénie, sont de mauvais augure.

Il ne serait pas superflu que le monde extérieur s’intéresse à cette crise. L’Occident avait, à juste titre, dénoncé les bombardements aériens azerbaïdjanais contre l’enclave arménienne du Haut-Karabakh ou la brutalité de l’intervention géorgienne en Abkhazie. Il devrait sortir de son silence face à Moscou, qui prétend qu’une solution militaire aux difficultés rencontrées avec ses minorités est légitime.

SHIHAB SOPHIE

Le Monde
samedi 10 décembre 1994, p. 4

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