Derrière lui, des centaines de chars, de blindés et d’hélicoptères continuent, malgré les négociations, de se déployer aux frontières de la petite République caucasienne, membre de la Fédération de Russie. Boris Eltsine a déclaré qu’il ne supporterait plus son arrogante indépendance, pourtant acquise dans les faits il y a déjà trois ans.
Au-delà du poste de l’irrascible ” spetznaz “, commence un territoire où plus d’un million de Tchétchènes, et encore près de deux cent mille Russes, survivent depuis sans liens officiels avec l’extérieur. Les allocations budgétaires de Moscou sont supprimées, les voitures fouillées, le train ne fonctionne plus, les pistes des trois aéroports tchétchènes ont été détruites par des avions russes. ” Vous voulez savoir comment on vit encore ? “, demande Omar, un jeune Tchétchène. Il montre un oléoduc qui longe la route. ” Je connais un robinet et les gens qui le gardent. Je leur achète de l’essence que j’utilise pour mon taxi ou que je revends “, explique-t-il.
La Russie ne peut couper un oléoduc comme des subventions. Celui qui traverse la Tchétchénie, en provenance d’Azerbaïdjan, alimente aussi le sud de la Russie.
Du pétrole et du gaz sont également extraits sur place, même si le départ des techniciens russes a fortement réduit la production. La capitale, Grozny, abrite des raffineries, dont plusieurs tournent encore vaille que vaille, produisant notamment du kérosène. ” Les employés savent quand le pipeline est vidé pour entretien. Alors ils posent un robinet et s’entendent pour le garder, de préférence des hommes de Doudaev. ”
Avant de donner cette précision sur les activités des partisans de l’ex-général soviétique, élu il y a trois ans président de la Tchétchénie indépendante, Omar a hésité. Comme la majorité des gens ici, il explique que l’intervention de la Russie pour tenter de renverser Djokhar Doudaev a radicalement changé l’attitude de la population, qui, dans sa majorité, n’appréciait plus du tout le régime du ” général-président “. ” On ne peut pas vous dire du mal de lui maintenant. En l’attaquant, les Russes ont prolongé son pouvoir. Il faut désormais se taire et serrer les coudes. Quand la menace russe sera écartée, si Dieu le veut, on saura aussi se débarrasser de lui, mais entre nous. ”
A Argoun, un village qui vient d’enterrer neufs des siens, tués par les bombes des avions russes, personne n’est sûr que la guerre n’aura pas lieu. Les autres bombardements avaient visé surtout des objectifs militaires. Ici, rien de tel. Dans l’une des douze maisons détruites, Baoudi déclare qu’il est ” pour Doudaev “, Moussa qu’il ” était et reste pour l’opposition “, soutenue par le Kremlin. Pourtant, si les chars de Moscou arrivent, Moussa affirme qu’il ” se battra contre les Russes “. Moussa est le chef du service d’inspection des impôts et arbore un embonpoint exceptionnel chez ce peuple de montagnards, aguerri de plus par dix années de déportation en Asie centrale sous Staline. Il ne tarit pas d’exemples pour dénoncer la gabegie dans laquelle s’enfonce son pays sous la houlette de Doudaev ” et des bandits dont il s’entoure “. ” Quinze jours de revenus pétroliers du pays suffiraient, affirme-t-il, pour verser tous les salaires impayés depuis un an, pour chauffer les hôpitaux, faire revenir quelques médecins et importer des médicaments. Au lieu de ça, ils amassent des fortunes, se font construire des palais, et le peuple souffre. Des Tchétchènes sont même réduits à mendier, ce qui ne s’était jamais vu “.
Son ami Baoudi ne conteste pas ce tableau, mais réserve son éloquence à dénoncer les russes. ” On n’a jamais demandé à être Russes. Nos ancêtres se sont battus deux cent ans contre eux. Quand ils nous ont déportés, ils ont bombardé et brûlé les villages dans les montagnes où ils ne pouvaient accéder. On a survécu. Et ça sera pareil cette fois-ci. ” Baoudi, ancien sportif professionnel, travaille en Slovaquie, dans le service de sécurité d’une entreprise. Quand les affrontements entre les hommes de Djokhar Doudaev et l’opposition armée par la Russie ont commencé cet été, il est rentré ” pour défendre l’indépendance “.
La femme de Moussa, qui s’active aux fourneaux, ne perd pas une occasion de se moquer de Baoudi, de sa vantardise et d’une de ses occupations préférées : fréquenter le meeting permanent des partisans du président, sur la place centrale de Grozny, à vingt minutes d’ici. Elle dit que les Russes sont ce qu’ils sont, mais qu’il faut bien vivre avec ses voisins, que tous les Tchétchènes parlent russe et ont étudié dans leurs écoles. Pourtant, elle aussi dira que, ” si les Russes reviennent “, elle prendra un fusil ” pour défendre les enfants “. Les siens sont restés à Argoun, alors que beaucoup de femmes et d’enfants, ici comme à Grozny, se sont réfugiés dans les montagnes après les bombardements. ” Deux imbéciles ”
Plus à l’est, à Tolstoï-Iourt, un des fiefs de l’opposition chère à Moussa, l’ancien président du Soviet suprême de Russie, Rouslan Khasboulatov, a établi son quartier général dans la ” Maison de la culture ” avec quatre blindés fournis par les Russes rangés dans la cour. Moussa et Baoudi s’y rendent ensemble, plaisantant avec les hommes en armes qui contrôlent mollement les voitures. Les deux amis poursuivent leurs joutes politiques en compagnie de ceux qui gardent l’antichambre de Rouslan Khasboulatov. Ce dernier a décidé de quitter la Tchétchénie. Ses adjoints sont occupés à savoir combien des leurs ont été tués, blessés ou emprisonnés à Grozny le 26 octobre.
Ce jour-là, ils ont participé à l’aventure sans gloire et sans succès imaginée par le service de contre-espionnage russe (FSK). Les opposants n’ayant pas réussi à chasser eux-mêmes Djokhar Doudaev avec les chars fournis par la Russie, le FSK les a relancés à l’assaut de la capitale, avec le soutien cette fois-ci de tankistes et d’officiers russes. Le nombre de ceux qui y sont morts reste inconnu, celui des prisonniers russes approcherait la quinzaine. Ce sont ces prisonniers qui ont permis au général Doudaev d’obtenir ce qu’il réclamait en vain depuis trois ans : des négociations à haut niveau avec Moscou. ” Quand il y a un imbécile au pouvoir à Moscou et un autre à Grozny, il faut bien que l’un des deux cède “, commente Omar. ” Mais nous, les Tchétchènes, si la Russie veut nous reconquérir, on se retrouvera tous unis à nouveau, ajoute-t-il. Pas pour soutenir Doudaev, mais pour défendre notre indépendance. ”