Une nouvelle crise a commencé en Russie avec la menace de Boris Eltsine, annoncée mardi 29 novembre à l’aube, d’instaurer l’état d’urgence en Tchétchénie dans les quarante-huit heures, et avec l’envoi de troupes russes ” pour restaurer la légalité constitutionnelle ” dans cette République de la Fédération de Russie qui a proclamé unilatéralement son indépendance, il y a trois ans.
La forme du communiqué rendu public par l’agence TASS laisse peu de doutes sur les intentions de Moscou : le président russe s’adresse, non pas au président élu de la Tchétchénie, Djohar Doudaev, mais ” aux parties en conflit ” dans cette République _ dont l’une est pourtant armée et manipulée par la Russie _ leur donnant 48 heures pour ” déclarer un cessez-le-feu, déposer les armes, démobiliser toutes les formations armées et libérer tous les citoyens fait prisonniers “. Faute de quoi, l’état d’urgence sera proclamé en Tchétchénie et ” toutes les forces et moyens dont dispose l’Etat ” seront utilisées pour ” faire cessez le bain de sang, défendre la vie, les droits et les libertés des citoyens “.
Un tel ” ultimatum ” n’a aucune chance d’être pris au pied de la lettre par le président Doudaev, dont les forces ont repoussé samedi la plus massive des offensives menées sans succès depuis l’été par l’opposition pro-russe contre la capitale tchétchène Grozny (le Monde du 29 novembre). De plus, les accusations constantes du pouvoir à Grozny selon lesquelles ces attaques sont menées directement par l’armée russe autant que par ses ” mercenaires tchétchènes ” se sont, pour la première fois, vérifiées.
Des Russes qui conduisaient les dizaines de chars lancés dans la ville ont été faits prisonniers, déclarant devant les caméras d’une télévision russe qu’ils étaient des appelés de l’armée régulière ayant signé un contrat, par l’intermédiaire des services russes du contre-espionnage (FSK), pour conduire les blindés de l’opposition tchétchène.
Grozny redoute l’escalade
Dimanche, Djohar Doudaev avait menacé de les exécuter si la Russie ne reconnaissait pas son implication dans les combats en engageant des négociations pour leur libération. Lundi, la réponse officielle russe fut de convoquer le Conseil de sécurité, où Boris Eltsine était notamment entouré de ses ministres de la défense, de l’intérieur, de la sécurité et des présidents des deux Chambres du Parlement.
Une envoyée spéciale de l’AFP interviewait au même moment le porte-parole du ” Conseil provisoire “, principal groupe des opposants tchétchènes installés dans le nord de la Tchétchénie. Rouslan Martagov s’y lamentait sur son échec de samedi : ” Nos soldats sont des paysans, on leur met un fusil dans la main, au premier coup de feu ils paniquent… ” Un téléphone sonne alors dans son bureau et le porte-parole revient tout souriant : ” Nous retournerons très bientôt à Grozny, je vous recevrai dans mon bureau du palais présidentiel… ”
Auprès d’un autre groupe de l’opposition, celui de l’ancien président du Soviet suprême de Russie, Rouslan Khasboulatov, où les ” bonnes nouvelles ” de Moscou n’étaient pas encore parvenues, un jeune opposant expliquait la défaite de samedi : ” A Grozny, on s’est laissé surprendre, il y avait des tireurs partout, sur les toits, dans les maisons, ça tirait de toutes parts et on ne savait pas où riposter. Je ne pensais pas que Doudaev avait autant de monde, il nous faut absolument plus d’hommes, plus d’armes. ”
A Grozny, la télévision russe a montré, lundi soir, des hommes en train de clouer des planches sur les fenêtres en prévision de la nouvelle ” offensive russe ” que le président Doudaev les a engagés à repousser, faisant référence à la ” guerre du Caucase ” que l’armée tsariste a dû mener pendant près de cinquante ans avant de ” pacifier ” _ jamais définitivement _ les montagnes tchétchènes.
Or, parallèlement à la menace d’intervention proférée mardi matin par Boris Eltsine, des négociations non officielles se sont bel et bien engagées entre Grozny et Moscou. C’est Serguei Iouchenkov, président du Comité de la défense de la Douma, qui a joint Djohar Doudaev au téléphone. Ce dernier lui aurait communiqué les noms d’une vingtaine de prisonniers sur les soixante-huit que les autorités affirmaient détenir, promettant de surseoir à leur exécution en attendant les résultats de l’enquête que M. Iouchenkov s’est engagé à mener sur les raisons de leur présence dans des chars en Tchétchénie. L’un de ses prisonniers relevait de la division blindée de Kantemirov, près de Moscou, a reconnu, lundi, un porte-parole de cette division.
Mais à Grozny, l’entourage du président redoute une escalade et affirme que des commandos (” spetsnaz “) du groupe d’élite Vitiaz ont été envoyés à Vladikavkaz, la capitale de la République d’Ossétie du Nord, grande base de l’armée russe dans le Caucase du Nord. Serguei Iouchenkov déclarait lundi : ” L’introduction de l’état d’urgence serait une catastrophe “, avant d’ajouter, ” il est déjà trop tard “.