Le conflit tchétchène, qui s’intensifie depuis des mois dans l’indifférence des opinions russe et occidentales, a connu, dimanche 27 novembre, un tournant. Il ne s’agit pas tant du nombre de tués de ce week-end, comptés par dizaines ou par centaines selon les sources, soit le bilan le plus lourd depuis le début des attaques lancées cet été contre Grozny, capitale de cette petite république indépendantiste. A Moscou, ce conflit, présenté comme une guerre civile, était suivi au mieux avec indifférence, au pire avec satisfaction. Les combats étaient menées par les ” bons ” Tchétchènes, ceux qui veulent retourner dans le giron russe, contre les ” russophobes fanatiques ” de Djokhar Doudaev, président de la seule ex-république autonome de la Fédération de Russie qui a su arracher, il y a trois ans, une indépendance de fait.
Dimanche soir, cette image a volé en éclats. La télévision russe privée NTV a montré une demi-douzaine de militaires russes, fait prisonniers à Grozny où ils conduisaient certains des chars lancés la veille à l’assaut de la ville. Chacun a décliné son nom, son matricule de l’armée russe du Caucase du nord. L’un d’eux a expliqué qu’ils ont été ” mis en congé ” pour passer, moyennant un salaire de mille dollars par mois, au service des forces de l’opposition tchétchène, dont ils devaient seulement ” entretenir ” les chars et blindés livrés par les Russes. Or, ils se sont retrouvés au volant de ces engins. Les opposants tchétchènes ” manquaient d’équipages, on nous a dit que la garde de Doudaev n’existait pratiquement plus, que prendre son palais serait une promenade “, expliquait un autre. Ces témoignages doivent être, comme toujours en pareil cas, pris avec la plus extrême précaution.
Comme chacune des équipées précédentes de ” l’opposition ” contre Grozny (la dernière remonte au 15 octobre), celle de samedi s’est soldée par un fiasco, bien que ses chefs aient affirmé dans l’après-midi avoir ” pris le pouvoir “, ce que les médias russes ont, une fois de plus, annoncé avec trop d’empressement.
Les prisonniers russes menacés d’exécution
Les combats et les dégats ont été sérieux : des images télévisées ont montré des chars calcinés ou broyés sur la place centrale et des immeubles brûlés. Selon des sources concordantes, l’assaut de samedi a été mené par plus d’un millier d’hommes, une quarantaine de chars et des hélicoptères armés de roquettes, une opération dépassant de toute évidence les seuls moyens de l’opposition. Une dizaine au moins de ces chars ont été détruits alors que des partisans du général Doudaev reconnaissaient, dimanche, avoir eu 28 morts dans leurs rangs et que 24 civils avaient aussi été tués. Un aide du président a affirmé que les assaillants ont laissé ” cinq cents morts et deux cents prisonniers, dont la moitié sont russes “. Que ces derniers chiffres soient sans doute exagérés n’ôte rien au problème. Alors que les ministères russes de la défense et de l’intérieur continuaient imperturbablement, dimanche, à démentir ” toute implication ” de leurs hommes dans ces combats, des journalistes russes et étrangers sur place témoignaient du contraire. Et désormais, Grozny menace d’exécuter ces prisonniers russes si Moscou refuse de mener des négociations pour leur libération.
En septembre dernier, Boris Eltsine a déclaré qu’il était ” tenu en permanence au courant des opérations en Tchétchénie “, qui se déroulaient, a-t-il dit, ” en gros, de manière satisfaisante “. C’est-à-dire que le ” soutien politique et financier ” à l’opposition tchétchène lui permette de renverser-militairement-le président Doudaev ” avant la fin de l’année “. Depuis, la présidence et le gouvernement russes ont gardé un silence appuyé. Par contre Grozny, mais aussi le président de la république voisine d’Ingouchie, affirment que les seules informations qui parviennent à Moscou sont celles, fort peu objectives, fournies par le GROU et le FSK, les services secrets russes. Quant aux opposants tchétchènes, divisés et peu représentatifs, eux aussi s’interrogent désormais sur les vrais motifs du soutien des Russes. Ces derniers ne visent-ils pas d’abord à installer le chaos dans la région pour justifier un accroissement de leur présence militaire dans la région, que les Occidentaux refusent au nom du traîté sur les Forces conventionnelles en Europe.
Cette ” épine ” tchétchène dans le dispositif russe au Nord Caucase et en Transcaucasie, qui gêne aussi les plans de Moscou pour l’exploitation du pétrole de la Mer Caspienne, ne risque cependant pas d’être arrachée avec les moyens employés actuellement par la Russie. Toute implication russe dans les combats renforce, en effet, le général Doudaev, perçu désormais pour ce qu’il veut être, le défenseur de l’indépendance tchétchène. Et le silence occidental ne pousse pas le Kremlin à reconsidérer une politique qui tranche de façon si évidente avec le rôle de médiateur, hostile au recours à la force, qu’il se donne en Bosnie.