A l’instar des autres grandes puissances, la Russie réclame la bénédiction des Nations unies pour ses ” opérations de paix ” dans l’ex-URSS. A quelques jours de l’ouverture de son Assemblée générale, mardi prochain, l’ONU a d’ailleurs approuvé la présence des soldats russes en Géorgie.

MOSCOU de notre correspondante

Signe que la guerre froide est finie, la crise haïtienne ne fait pas les grands titres à Moscou. Signe qu’elle a laissé des traces dans les esprits, certains commentaires détaillent à l’avance, avec un plaisir mal dissimulé, les futurs déboires des Américains dans leur entreprise. Mais le sentiment dominant en Russie, une fois de plus, est celui de ” l’injustice ” faite aux vaincus de l’Histoire : les ” forces de paix ” russes, déployées dans le Caucase et en Asie centrale, restent accusées de vouloir sauver l’empire, alors que celles des Américains, comme des Français au Rwanda, sont largement applaudies.

Plutôt que de continuer à s’en plaindre, un quotidien de droite et pro-eltsinien comme Segodnia appelait le Kremlin, mardi 20 septembre, à ” faire preuve d’une résolution aussi grande que les Américains dans des situations similaires “. Or ces situations ne manquent pas : un flot de réfugiés, qui plus est en majorité russes, fuyant les troubles dans les Républiques du Sud ne s’abat-il pas sur la Russie, sans même avoir à traverser une mer ?

L’appel de Segodnia, dans le contexte actuel, revient pourtant à souhaiter une mobilisation spectaculaire de l’armée russe pour renverser, par exemple, le général-président élu des Tchétchènes, Djokhar Doudaev, coupable de défendre l’indépendance non reconnue _ mais ardemment désirée par ses compatriotes _ de son petit pays situé aux frontières sud de la Russie, où vivraient encore une centaine de milliers de Russes. Trois ans de blocus imposé par Moscou, qui n’a fait qu’enrichir la ” mafia ” locale et paupériser la population, a certes favorisé la montée d’une opposition tchétchène, humiliée par la dérive du pays vers une dictature bananière. Mais cela justifie-t-il que Moscou ait décidé cet été de reconnaître et, en sous-main, d’armer les opposants tchétchènes ?

Cette entreprise de subversion semble avoir, pour l’instant, tourné court : tablant sur un homme dénué de toute légitimité (Omar Avtourkhanov), elle a vu l’ex-président tchétchène du Parlement russe, Rouslan Khasboulatov, une des bêtes noires du pouvoir moscovite actuel, en tirer les bénéfices. Ce qui n’était pas prévu dans le scénario. Le soutien militaire russe aux opposants s’est ralenti et le général-président a lancé contre eux la semaine dernière deux petites opérations réussies, moyennant une quarantaine de morts. Mais, à l’instar de Segodnia, beaucoup de voix en Russie, comme au sein de son administration présidentielle, s’indignent de voir la grande puissance russe défiée par la ” folie ” d’un petit général.

La bénédiction du Conseil de sécurité

D’autres gardent la tête froide. Le maréchal Evgueni Chapochnikov _ allié d’Elstine en 1991 mais qui a pris depuis des distances avec son entourage _ déclarait ainsi lundi devant des journalistes étrangers qu’au lieu de ” reprocher à Doudaev, un président élu, de faire la même chose que le pouvoir russe avec son opposition armée en octobre 1993 ” (la réduire par la force), il aurait mieux valu ” l’inviter à Moscou pour discuter des rapports qui existeront quoi qu’il arrive entre la Russie et la Tchétchénie “.

Le maréchal a affirmé qu’il avait de même condamné l’entreprise de subversion menée l’an dernier par la Russie hors de ses nouvelles frontières, en Géorgie. C’est en effet le soutien militaire russe aux séparatistes abkhazes, dans une guerre qui fit des milliers de morts et plus de 200 000 réfugiés, qui amena la Géorgie vaincue à réintégrer la CEI. Mais, tout en protestant contre cette faute ” originelle ” de la Russie dans le drame abkhazo-géorgien, le maréchal Chapochnikov n’en conclut pas pour autant que Moscou s’est disqualifié pour jouer, comme il le fait depuis juin dernier, les forces d’interposition dans cette région.

Les raisons pour cela ne manquent pas : sans même chercher des comparaisons avec la France au Rwanda, il était clairement apparu l’an dernier que l’ONU n’avait ni les moyens ni la volonté d’envoyer des hommes sur le terrain occupé par les militaires russes dans les pays de la CEI. Le chef d’Etat géorgien, Edouard Chevardnadze, le plus intéressé à l’arrivée de vrais ” casques bleus “, dut se résoudre à demander aux troupes russes déjà sur place de jouer ce rôle, une demande qu’il fit conjointement avec son ennemi abkhaze, Vladislav Ardzimba. Dès lors, le Conseil de sécurité n’avait guère d’arguments à opposer à Moscou, qui réclamait sa bénédiction pour son opération en Abkhazie, même s’il continue à refuser de la financer.

Pourtant, il a fallu un ultime coup de pouce pour que Moscou arrache, le 1 juillet, un vote donnant un aval au déploiement, déjà effectif, de 3 000 soldats russes entre Abkhazes et Géorgiens : l’affaire d’Haïti en a fourni l’occasion. C’est en effet en échange d’un engagement russe à voter en faveur d’une intervention américaine en Haïti que Washington aurait fini par se laisser convaincre, ont indiqué des diplomates sous couvert d’anonymat.

Le 31 juillet, Moscou votait donc la résolution 940. Ce marchandage n’a, bien sûr, pas reçu beaucoup de publicité. Mais le résultat est conforme aux souhaits russes : le 6 septembre, le représentant américain à l’ONU, Madeleine Albright, après une tournée en Transcaucasie, venait à Moscou pour déclarer que les forces d’interposition russes en Géorgie étaient ” devenues ” une force neutre, manière élégante de reconnaître l’évidence, à savoir qu’il n’en fut pas toujours ainsi. Mme Albright précisait que l’ONU comptait désormais sur ses quelques dizaines d’observateurs militaires pour ” surveiller de très près ” l’action des soldats russes. Mais on peut remarquer que ces observateurs n’ont guère fait entendre leur voix durant toute une semaine de crise qui vient de se dérouler entre Abkhazes et Géorgiens.

Le précédent géorgien

Est-ce pour se laver du soupçon de soutenir toujours les Abkhazes, ou pour aider leur allié Chevardnadze, qui vient de multiplier par cent le prix du pain dans son pays en pleine débâcle ? Toujours est-il que les Russes ont décidé de forcer le début du retour en Abkhazie des réfugiés géorgiens, auquel les Abkhazes s’opposent tant que Tbilissi conserve le contrôle d’un dernier col menant chez eux, celui de Kodor. Ce qui a failli relancer la guerre : 3 000 soldats abkhazes se sont déployés avec des chars dans le corridor neutre théoriquement tenu par les forces d’interposition russes, qui auraient alors disparu par miracle. Cette force abkhaze a menacé de tirer sur la cinquantaine de cars de réfugiés géorgiens qui s’apprêtaient à passer les lignes.

Le rapatriement fut annulé, le ministre russe de la défense, Pavel Gratchev, dépêché sur place et Edouard Chevardnadze convoqué en Abkhazie, où il ne s’était plus rendu depuis qu’il y a juste un an il y avait subi l’épreuve des bombardements russo-abkhazes. Le général Gueorgui Kondratiev, responsable des forces russes d’interposition, fut rappelé à Moscou et un nouveau compromis trouvé : la Géorgie évacuera Kodor et l’Abkhazie commencera ” le processus ” du retour des réfugiés le 1 octobre. C’est en tout cas ce qui a été annoncé à l’issue de la visite lundi des présidents Chevardnadze et Ardzimba à Sotchi auprès de Boris Eltsine, à qui doit revenir le mérite de toute médiation réussie.

Mais l’obscurité qui a entouré toute cette affaire, comme le silence des représentants de l’ONU, amènent certains Géorgiens à accuser les Russes d’avoir provoqué la crise, soit par incompétence, soit au contraire par machiavélisme pour débloquer une situation qui semblait sans issue. Quoi qu’il en soit, le moment était propice : Boris Eltsine doit s’adresser la semaine prochaine à l’Assemblée générale de l’ONU avec pour objectif prioritaire de faire admettre la légitimité, appuyée par des succès, des ” opérations de paix ” chez ses voisins. Ce qui peut paraître en voie de réalisation dans le cas abkhazo-géorgien, comme dans celui du Tadjikistan, une autre zone de tempêtes où opèrent des forces de paix russes et où un accord de cessez-le-feu ” provisoire “, qui commencerait fin septembre avec l’arrivée d’observateurs de l’ONU, a été, fort opportunément aussi, signé samedi dernier.

Malgré la légion de ” fautes originelles ” commises par les Russes dans le conflit du Haut-Karabakh, MAlbright leur a aussi donné, lors de sa tournée, sa bénédiction pour s’interposer entre les azéris et les arméniens. Nul doute qu’à Moscou, certains stratèges du pouvoir doivent se sentir satisfaits. Il est san doute difficile d’applaudir à des actions de paix ” extérieures ” menées, sans transparence aucune, par un pays toujours tenté d’user de méthodes subversives et brutales contre des nationalistes insoumis à l’intérieur même de la Fédération de Russie, comme en Tchétchénie. Et les actions d’autres gandes puissances ne doivent pas être un alibi. Mais qui peut remplacer les Russes sur les flancs du Pamir ou de l’Elbrous ?

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