IRA? N’ira pas? Les déclarations de Moscou à l’adresse des dirigeants tchétchènes oscillent entre la menace martiale et le discours apaisant. Tout indique qu’en dépit des bruits de bottes, le gouvernement fédéral de Russie s’abstiendra de recourir directement à la force pour faire rentrer la Tchétchénie dans le giron russe. Mais, au-delà des mots, la situation de ce petit territoire enclavé dans le sud de la Russie et adossé à la Géorgie fait penser à un baril de poudre autour duquel s’agiteraient des cracheurs de feu. Une explosion et c’est tout le Caucase qui s’embrase.
«La Tchétchénie est, pour la Russie, la première cause de souffrance», soupirait au début de ce mois le premier ministre Viktor Tchernomyrdine. Il s’empressait d’ajouter, toutefois, qu’il n’y avait pas de solution par la force. Qu’est-ce qui fait de cette petite république de 19.300 km2 un furoncle sur le fondement de la Russie?
Avant les affrontements divers dont elle est le théâtre depuis plusieurs années, la Tchétchénie comptait une population d’environ 1,3 million de personnes. Celle-ci se décomposait en Tchétchènes (52,9%), Ingouches (11,7%), Russes (29,1%) et les représentants d’une myriade de nationalités, tout ce qui contribue à faire de la région transcaucasienne une zone de tempêtes. Aujourd’hui, 200.000 personnes, au moins, ont fui la Tchétchénie-Ingouchétie depuis la proclamation unilatérale de son indépendance. La plupart d’entre eux sont des Russes.
Sous le régime soviétique, cette république autonome a connu bien des avatars douloureux. Au départ, Tchétchènes et Ingouches (une tribu d’origine tchétchène) vivaient sur des territoires séparés administrativement. Le 5 décembre 1936, les deux régions sont réunies en une seule république autonome. En 1944, sur l’ordre de Staline, les populations autochtones de cette région sont déportées en Asie centrale, sous prétexte qu’elles auraient collaboré avec l’occupant allemand. Ces monstrueuses représailles collectives vont laisser des traces indélébiles.
Un gisement pétrolifère énorme
Le 9 janvier 1957, sous Khrouchtchev, la mesure est rapportée, la république autonome des Tchétchènes-Ingouchètes est rétablie et sa population d’origine autorisée à y retourner. Cette république, dont la capitale est Groznyi (400.000 habitants), recèle un des principaux gisements pétrolifères de Russie, ce qui présente un intérêt non négligeable.
A l’époque où il luttait pour le pouvoir, Boris Eltsine suggérait aux entités autonomes de la Fédération de Russie de «prendre autant de souveraineté qu’elles le pouvaient». A Groznyi, il y avait un jeune général de l’armée de l’air fraîchement démobilisé, qui prit ces mots au sérieux. C’est ainsi que la république des Tchétchènes et Ingouches fut proclamée indépendante en novembre 1991 – avant même l’effondrement de l’URSS – après l’élection du sémillant général Djokhar Doudaev à sa présidence.
A jouer avec le feu, Boris Eltsine s’était brûlé les doigts. Il commença par déclarer illégale l’élection du jeune général-président. Un état de siège fut ébauché, mais il fallut rapidement plier bagages devant le désaveu du Parlement de Russie et les conflits interethniques que l’affaire avait provoqués, entre Tchétchènes et Ingouches, entre Ingouches et Ossètes, etc. Très vite, les Ingouches prennent le large, se constituent en république et tentent de récupérer la région de Vladikavkaz attribuée en 1944 à l’Ossétie et jamais restituée. C’est le début d’une guerre civile qui occasionne l’envoi de troupes russes.
Djokhar Doudaev est un aventurier nationaliste. D’entrée, il annonce vouloir en finir avec le passé soviétique, avec les communistes et engager des réformes destinées à ouvrir la voie au capitalisme. Quant à la démocratie, ce n’est pas vraiment son problème. Bon prince, Doudaev s’offre même à aider de ses conseils un Boris Eltsine embarrassé. Ce dernier peut tout passer au président tchétchène, mais pas de défendre l’indépendance de sa république, appuyée sur les ressources en pétrole: l’exemple pourrait être contagieux et miner la Fédération de Russie. Pour l’heure, les pressions militaires se limitent à la présence de troupes à la frontière de la Tchétchénie.
A défaut d’une intervention directe, Moscou mise sur une implosion. Une opposition à Doudaev suscitée par des conflits d’intérêts claniques, politiques, financiers voit le jour. Les affrontements entre la garde nationale et des groupes armés se multiplient. Un Conseil provisoire, présidé par un certain Oumar Avtourkhanov, réclame la démission de Doudaev. L’apparition d’Avtourkhanov à la télévision russe le 2 août dernier a exacerbé les passions.
Des armes partout
Riposte de Djokhar Doudaev: la population masculine est mobilisée pour des «manoeuvres» du 5 au 20 août. «Si la Russie ne cesse pas ses provocations, a-t-il déclaré, elle aura sur les bras une deuxième guerre du Caucase.»
En réalité, Oumar Avtourkhanov est une branche pourrie. Un journaliste des «Izvestia» constatait dernièrement qu’il était totalement inconnu de ses concitoyens. Pour Doudaev, il est une bénédiction dans la mesure où il contribue à resserrer les rangs autour de lui, même d’adversaires. Dirigeant d’une formation d’opposition, Rouslan Labazanov affirme qu’en cas d’intervention russe, il cessera immédiatement son action contre le gouvernement pour aller sous les drapeaux tchétchènes. Même son de cloche de la part de la Confédération des peuples du Caucase, du Fonds des peuples du Caucase. Un autre personnage tente de faire parler de lui et de se poser en médiateur entre Groznyi et Moscou: Rouslan Khasboulatov, l’ancien président du Parlement de Russie. Sans succès.
Généreusement répandues, les armes parlent un peu partout. Des pogroms antitchétchènes ont éclaté dans la région voisine de Stavropol et des détachements de Cosaques se dirigent vers la Tchétchénie. On s’entretue en Géorgie, en Arménie, en Azerbaïdjan, ce dont joue la Russie pour justifier son rôle de «médiateur» et pour implanter ses garnisons, dans les deux premières républiques du moins. Mais le Caucase reste une zone explosive et la Tchétchénie peut se transformer en détonateur.
SERGE LEYRAC