MOSCOU de notre correspondant

La Russie a besoin d’un ” pouvoir fort “, d’une ” main ferme ” pour la diriger : tel est le postulat de base, affirmé avec plus ou moins de vigueur par la quasi-totalité des politiciens moscovites. Le démagogue d’extrême droite, Vladimir Jirinovsky, qui se décrit comme ” libéral-démocrate ” et auquel la télévision d’Etat offre d’ailleurs un traitement princier, rêve carrément d’une dictature. Mais les ” démocrates ” attitrés, ceux qui soutiennent M. Eltsine, sont à peine moins explicites. Ce sont même les plus radicaux d’entre eux qui, à partir du printemps dernier, ont commencé à exiger du président qu’il fasse preuve de plus de fermeté à l’égard de ses adversaires, interdise leurs manifestations et leurs journaux, voire les empêche de se présenter aux élections. Diverses références historiques sont évoquées, de ” l’absolutisme éclairé ” au ” modèle chilien ” du général Pinochet et des journalistes reçoivent de ” lecteurs démocrates “, des lettres leur reprochant de faire dans l’objectivité au lieu ” de servir la cause “.

Désormais, le culte de l’autorité _ et d’une autorité unique, celle du président _ fait l’objet de diverses justifications théoriques, avancées par des ministres ou des conseillers de M. Eltsine. Certains d’entre eux font valoir que le ” principe de la séparation des pouvoirs ne convient pas à la Russie “. M. Eltsine lui-même ne manque pas de rappeler que la Russie est ” habituée aux tsars et aux guides “. Son ministre des affaires étrangères, M. Kozyrev, vient lui d’affirmer que le pays n’était ” pas prêt pour une large démocratie ” et, tout comme le premier vice-premier ministre Vladimir Choumieiko, il considère que ceux qui n’approuvent pas la Constitution eltsinienne ne devraient pas avoir le droit de se présenter aux élections. Un conseiller du président, M. Filipov, explique très clairement que, dans la Russie d’aujourd’hui, réforme et démocratie sont inconciliables. Il faut faire un choix et c’est celui de la réforme, qui ne peut être qu’imposée.

Depuis l’assaut du mois d’octobre contre le Parlement, la préférence donnée aux solutions de force s’est traduite par une série de mesures d’autorité destinées, entre autres, à ” nettoyer ” Moscou des non-Russes et tout particulièrement des Caucasiens. L’air du temps a changé et certains propos, difficilement imaginables il y a un seulement un an, sont exprimés publiquement. Quelques jours avant l’épreuve de force, le porte-parole du président, M. Kostikov, avait ainsi fait sentencieusement remarquer que M. Khasboulatov, alors encore président du Parlement et tchétchène de nationalité, était ” profondément étranger au caractère russe “. Plus récemment, c’est un directeur de journal qui a demandé à Boris Eltsine si à son avis ” un Tchouvache, un Tatare, un juif ou un demi-sang ” pourrait devenir président de ce pays éminemment multinational. Et M. Eltsine a simplement répondu, ” en théorie oui, en pratique c’est peu probable “.

D’une manière générale, les propos des responsables démocrates se sont considérablement rapprochés de ceux des ” patriotes ” et ce changement de ton a coïncidé avec une attitude beaucoup plus dure à l’égard des pays de l’ex-URSS, désormais ouvertement décrits comme faisant partie de ” la zone d’intérets particuliers de la Russie “. Ce langage de grande puissance a d’ailleurs suscité des réactions d’exaspération. ” Mentalité bolchévique ”

Le président kazakh, M. Nazarbaev, pourtant partisan de la plus étroite coopération avec Moscou, ayant même comparé certains propos de M. Kozyrev concernant la protection des minorités russes à ceux de Hitler à propos des Allemands des Sudètes…

Ce durcissement général a ému un certain nombre d’intellectuels russes, qui ont vu dans ce culte de l’autorité, associé à un mépris pour un public incapable d’y voir clair et à la certitude de connaître la vérité, le reflet inquiétant d’une mentalité ” bolchévique “. ” C’est ainsi qu’a commencé le pouvoir soviétique “, a fait valoir l’écrivain Andrei Siniavsky. Un autre écrivain vétéran de la lutte pour les droits de l’homme, Pavel Litvinov, a lui aussi mis en garde contre ” l’abandon du droit au profit du droit du plus fort “. Mais ces mises en garde viennent essentiellement d’émigrés, auxquels d’autres anciens de la dissidence, restés au pays, reprochent d’avoir un regard déformé par leur séjour à Paris ou à New York. Serguei Kovaliev, ancien prisonnier politique, placé à la tête du ” comité présidentiel pour la défense des droits de l’homme “, désapprouve certes la politique de nettoyage de Moscou et critique la constitution eltsinienne ; mais cela ne l’empêche pas d’apparaître en second sur la liste du principal parti présidentiel, ” le Choix de la Russie “. Tatiana Vielikanova, dissidente des années 70 qui ” ne fait plus de politique “, n’a pas lu la Constitution mais votera pour. Même le poète Boulat Okoudjava, géorgien de Moscou dont les subtiles chansons non-conformistes ont marqué la génération des années 60, explique qu’il est certes ” contre la violence, mais pour la force “. Pour lui, il est clair qu’au stade actuel, ” il n’y a pas de démocrates en Russie “. ” Mais il y a ceux qui veulent construire la démocratie, et ceux qui ne veulent pas “. Il votera pour la Constitution eltsinienne. En attendant mieux.

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