Après avoir dissous et fait bombarder le Parlement, Boris Eltsine est resté ” seul maître à bord ” dans une société bouleversée (le Monde des 7 et 8 décembre). Elle est conviée aux urnes, dimanche 12 décembre, pour élire une nouvelle Assemblée et adopter la Constitution rédigée par l’entourage présidentiel _ bases fragiles pour un enjeu essentiel : la construction d’un véritable Etat, qui plus est fédéral, dans un semi-continent qui tire à hue et à dia.

MOSCOU de notre envoyée spéciale

La Russie a une vieille expérience du décalage entre le discours des stratèges politiques et la réalité. C’est frappant lorsqu’on écoute les eltsiniens ” radicaux ” annoncer une victoire sur l’inflation ou l’avènement d’un Etat de droit. Ce l’est tout autant quand ils affirment que l’adoption de leur Constitution va donner naissance à une ” nouvelle Fédération “.

Le problème dépasse largement celui des 20 % de non-Russes vivant en Russie, dont une petite fraction seulement, légitimement tentée par le séparatisme, ferait courir au pays la menace d’une ” désintégration ” semblable à celle de l’URSS. Mais l’équipe au pouvoir cherche manifestement à présenter les choses ainsi : votez pour la Constitution ultra-présidentielle et centralisatrice le 12 décembre, disent-ils, car elle donne les moyens, en supprimant la notion de ” souveraineté ” des Républiques incluses dans la Russie, de mettre au pas les Tchétchènes et autres Tatars qui l’empêcheraient de tourner rond. Les ” eltsiniens modérés “, et certains démocrates passés à l’opposition, ne disent pas autre chose quand ils conseillent d’adopter cette Constitution ” guère démocratique, mais qui vaut mieux que rien et peut éviter des drames à la yougoslave “. Quant à Vladimir Jirinovski _ le Le Pen local, _ il soutient, dans ses interventions télévisées, le texte proposé, en promettant de le durcir encore quand il sera le premier ministre de Boris Eltsine.

Ce consensus dans les flatteries aux ” humiliés de la Grande Russie ” a, bien sûr, des objectifs électoraux, mais aussi un prétexte objectif : autant que le conflit entre Boris Eltsine et son Parlement, c’est l’introuvable accord entre les vingt et une ” Républiques ” non russes de la Fédération, d’une part, et le reste de ses soixante-huit ” régions ” et ” districts autonomes “, qui empêche depuis deux ans l’adoption d’une nouvelle Constitution. Un blocage qui a plongé le pays dans l’ère des décrets présidentiels, jusqu’à la suppression du Parlement et l’adoption par référendum d’une Constitution entière que les électeurs n’auront bien sûr guère lue.

L’aigle impérial

C’est aussi par un oukaze que Boris Eltsine a donné ” au peuple multinational de Russie “, et sans attendre son avis, de nouvelles armoiries : ce sera, comme le veut l’air du temps à Moscou l’emblème de la capitale, plaqué au milieu de celui de l’ex-empire tsariste _ l’aigle à deux têtes couronnées, portant d’un côté un sceptre et de l’autre un globe surmonté d’une croix (les dix millions de musulmans en Russie apprécieront) ; le tout coiffé d’une troisième grande couronne…

A Kazan, capitale du Tatarstan, on a vite trouvé une interprétation : sous les tsars, affirme-t-on, les deux petites couronnes représentaient la Pologne et la Finlande annexées ; dorénavant, ce seront celles du Tatarstan et de la Tchétchénie… La plaisanterie ne devrait pas plaire dans la République nord-caucasienne des Tchétchènes, où un petit million de montagnards refusent toute couronne russe, même lointaine : ils ont proclamé leur indépendance et ne participent à aucun scrutin ” étranger “. Mais au Tatarstan, la République qui a été le plus loin, après la Tchétchénie, dans la voie de l’indépendance, la formule de la petite couronne conviendrait parfaitement aux autorités locales.

Le Tatarstan, peuplé à moitié de Russes comme la plupart de ces Républiques dessinées sous Staline, doit, en effet, louvoyer entre ses indépendantistes et ses fédéralistes. Mais il se prévaut d’un statut spécial d’Etat ” souverain et associé ” à la Fédération de Russie. Il a donc refusé, comme la Tchétchénie, de signer avec Moscou le traité de la Fédération de mars 1992. Celui-ci conservait le terme de ” souveraineté ” des Républiques (héritage des Constitutions soviétiques), mais se gardait bien d’en définir les modalités…

Le traité fut néanmoins signé par tous les autres ” sujets ” de la Fédération (Républiques, territoires, régions et districts autonomes), qui y conservaient leurs statuts d’autonomie décroissante _ source de rivalités infinie. La signature fut saluée comme une grande victoire sur les tendances centrifuges à l’oeuvre en Russie depuis la mort de l’URSS, même si Moscou n’était pas dupe de la difficulté de passer des théories à la pratique dans ce domaine. Et pour tenter d’avoir au moins un beau texte fédéral signé par tout le monde, le Kremlin fit des avances au Tatarstan, dans l’espoir de ramener dans son giron jusqu’au dernier Tchétchène. Sept accords bilatéraux furent ainsi signés par Moscou et Kazan, donnant au Tatarstan des avantages refusés aux autres ” sujets ” _ dont celui de vendre à l’étranger et à son compte une part importante de son pétrole.

Il est vrai que ces accords devaient rester secrets. Mais il était bien sûr vain de penser qu’un tel ” secret ” puisse être gardé. Les Russes en ont parlé un peu aux Tchétchènes pour les allécher, et les Tatars à leurs cousins turcophones les Iakoutes _ dont l’immense République dans les glaces sibériennes produit tous les diamants de la Russie et que chacun cherche donc à avoir pour alliée. Les termes des accords tatars ont ainsi circulé comme argument des marchandages complexes entre le Kremlin et ses divers ” sujets “, auxquels se réduit la ” politique fédérale “.

Il n’est donc guère étonnant de voir fleurir, à partir de 1993, les régions qui se proclament, d’une façon ou d’une autre, des ” Républiques “. Cela va de la pauvre Vologda, au nord-est de Moscou, aux régions d’Extrême-Orient, déjà tournées vers l’Asie, en passant par les Républiques que proclament les Cosaques sur les marches sud de la Russie, guère appréciées des ” allogènes “. Toutes y voient un moyen de tirer à soi la couverture trouée du budget fédéral, en brandissant la menace de ne plus payer les impôts fédéraux ou de couper les livraisons dues ” au centre “. Ces menaces sont le plus souvent suivies d’effet, jusqu’à ce qu’une instance quelconque de Moscou (gouvernement, Parlement ou ” commission spéciale “) ne débloque une ” allocation extraordinaire ” _ sur fond de lutte politique et de pots-de-vin. Certaines régions parviennent à vendre à l’étranger ce qu’elles soutirent ainsi au centre (une quarantaine d’aéroports ” internationaux ” ont ouvert en Russie), ou à le troquer avec des voisins : il se crée ainsi de véritables pouvoirs régionaux.

Le meilleur exemple en est l’Oural. Edouard Rossel, chef de l’administration de la région de Sverdlovsk, l’ancien fief d’Eltsine, affirme qu’avec ses 4,7 millions d’habitants et ses richesses industrielles, elle est le premier pourvoyeur du budget fédéral, auquel elle a versé l’an dernier 53 % de ses impôts. Alors que le Tatarstan ” souverain ” (3,5 millions d’habitants) n’aurait versé à Moscou que 0,1 % des siens… tout en recevant plus de subventions que Sverdlovsk. Pour protester contre ce qu’il appelle une ” prime à l’insubordination “, le soviet régional de Sverdlovsk proclame à son tour, le 1 juillet, sa ” République “.

Il fut certes dit que cette action de M. Rossel, nommé à son poste par Boris Eltsine, avait été télécommandée par ce dernier pour couper l’herbe sous le pied des Républiques nationales. Mais le résultat est que M. Rossel a poussé ses ambitions : fin octobre, il édicta son premier oukaze pour mettre en vigueur la Constitution d’une vaste ” République de l’Oural “, à laquelle les régions voisines d’Orenbourg, Tcheliabinsk, Perm et Kourgan se disent prêtes à participer. Une telle République représenterait la moitié du potentiel industriel de la Russie. C’en était trop pour Boris Eltsine, qui destitua son ancien protégé. Et dans le projet de Constitution publié le 12 novembre, seuls les vingt et un ” sujets ethniques ” ont droit à leur nom de ” République “, les autres, dont Sverdlovsk, restant territoires, régions, etc.

Ce qui ne veut nullement dire que M. Rossel a perdu la partie. Il est soutenu par beaucoup de chefs d’entreprise de l’Oural, qui l’ont confirmé à la tête de leur puissante association économique régionale ; et il est pratiquement assuré d’être élu au Conseil de la Fédération, la Chambre haute de la future Assemblée, où la guérilla repartira.

Car, en l’absence de listes réellement nationales (les partis sont surtout moscovites), cette Assemblée comprendra beaucoup de dirigeants actuels des régions, en majorité d’ex-communistes reconvertis en défenseurs des intérêts locaux, tels ceux de Sibérie qui s’étaient réunis pour menacer de couper le Transsibérien si M. Eltsine ne trouvait pas un accord avec le Parlement…

Le canon à Moscou a rafraîchi pour un temps leurs ardeurs. Mais ils ramèneront à l’Assemblée, sous un habillage ” idéologique “, les pratiques d’alliances et de marchandages. Amplifiées cette fois par l’argent investi dans la politique par les nouvelles et puissantes banques commerciales russes. Celles-ci soutiennent d’abord le parti d’Eltsine, et leurs filiales dans les régions ont pris une avance décisive sur les quelques banques qui se créent sur place. Mais on ne peut construire l’Etat en s’appuyant sur elles, quand tout le problème, ici plus qu’ailleurs, est d’amener les régions riches, ou intéressées à une économie ouverte sur l’étranger, à soutenir les ” cendrillons ” de la Fédération.

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