Les affrontements autour du pouvoir durent depuis plus d’un an. Ils se sont brusquement accélérés mardi soir, avec la décision de Boris Eltsine de dissoudre «au nom de la démocratie» le Parlement, qu’il accuse d’entraver sa politique. Le général Routskoï s’était aussitôt proclamé président avec le soutien du Parlement. Cet ancien de la guerre en Afghanistan, nommé général par Eltsine et élu vice-président sur le «ticket» présidentiel, était devenu le rival d’Eltsine. Ce dernier l’avait récemment démis de ses fonctions à la suite d’accusations de corruption.
Le Parlement russe, réuni d’urgence toute la nuit de mardi à mercredi, a adopté tout un arsenal de mesures destinées à «contrer le coup d’Etat» de Boris Eltsine et a entamé une procédure de «destitution» du président en titre. Le président du Parlement, Rouslan Khasboulatov, a lancé un appel «à tout le monde à s’insurger» et demandait à l’armée «de ne pas appliquer le décret criminel». Et, a-t-il affirmé: «Le coup d’Etat est arrêté.» Khasboulatov est un Caucasien. D’origine tchétchène, il était âgé de deux ans lorsque, en 1945, Staline déporta en masse sa communauté au Kazakhstan pour «collaboration» avec les Allemands. Eltsine le fit «monter» à Moscou en 1990, espérant ainsi s’allier les nations russes du Caucase. Désigné comme président du Parlement, il lança ses premières attaques contre le Kremlin en janvier 1992.
Tout au long de la journée d’hier, les différents protagonistes de la crise se sont affrontés à coups de décrets, de destitutions et de communiqués de victoire. Fort de l’approbation des puissances occidentales, Boris Eltsine a regagné mercredi matin le Kremlin. Au cours de la journée, il s’est offert un mini-bain de foule sur la place Pouchkine. «La majorité des régions de la Russie me soutient», a-t-il déclaré, en ajoutant que, selon lui, il n’y avait «aucune fracture ni au sein de l’armée, ni des forces de l’ordre». Il était accompagné des ministres de l’Intérieur, Viktor Erine, et de la Défense, Pavel Gratchev.
Devant la «Maison Blanche», le siège du Parlement, le général Routskoï s’est adressé à quelques milliers de fidèles pour les appeler à se mobiliser contre la «bande qui a détruit le pays». Les manifestants lui ont répondu en scandant «Routskoï soit brave, chasse Boris Eltsine!». Viatcheslav Atchalov, qui venait d’être «nommé» ministre de la Défense par le Parlement, est lui aussi apparu au balcon. «L’armée est humiliée», a-t-il lancé, en assurant «les officiers et les anciens combattants que tout serait reconstruit comme avant». Dans le même temps, on apprenait que le Parlement avait voté la démission des ministres de la Sécurité, le général Nikolaï Golouchko, et de la Défense, le général Pavel Gratchev.
Sur la place Pouchkine, Eltsine a affirmé: «Nous n’aimerions pas avoir à employer la force.» Ce qui n’a pas manqué de soulever des inquiétudes quant à l’attitude de l’armée. Le ministre de la Défense, Gratchev, a exprimé hier mercredi son entier soutien «au président Boris Eltsine, élu deux fois par le peuple russe», et il a affirmé n’avoir «aucune intention d’obéir aux ordres du prétendu nouveau gouvernement». La situation «est stable» dans l’armée et «les troupes restent dans les casernes», a-t-il indiqué. Il a annoncé que le «prétendu nouveau ministre de la Défense», Vladislav Atchalov, désigné par le Parlement, «a ordonné à certaines unités de se présenter immédiatement avec leurs armes devant le Parlement». Mais, a-t-il averti: «Il vient un moment où il ne faut pas fâcher l’armée. On ne peut pas pousser l’armée contre son propre peuple.» De son côté, le ministre de l’Intérieur, Viktor Erine, a déclaré: «La direction du ministère de l’Intérieur considère que la situation est stable et calme» en Russie. Il a ajouté que ses hommes soutenaient Eltsine.
Quelles que soient leurs propres difficultés, et sans doute essentiellement pour ces raisons, les différents Etats issus de l’ex-URSS ont apporté leur soutien à Eltsine. «C’est une étape décisive, peut-être pas tout à fait démocratique, mais il n’y avait pas d’autre choix», a déclaré le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Anatoli Zlenko. Le président de la Bélarus, Chouchkevitch, en butte à l’opposition de son Parlement et de son gouvernement, a envoyé un télégramme de soutien. Le président moldove, Snegur, a affirmé son soutien «inconditionnel» à Eltsine. Le président géorgien, Chevardnadzé, a souhaité «plein succès» à son homologue russe. Le Lituanien Brazauskas a déclaré espérer que les décisions d’Eltsine permettraient à la Russie «d’entrer dans la famille des nations démocratiques». Et pour le président kazakh, Nazarbeïev, les décisions d’Eltsine sont «l’un des moyens de sortir de la crise».
MICHEL MULLER.