Il cite volontiers Montesquieu mais peut aussi qualifier ses ennemis politiques de ” vers de terre “, il défend bec et ongles ” ses ” parlementaires mais n’hésite pas couper la parole à un député qu’il juge trop bavard, on le dit ennemi forcené de Boris Eltsine, mais il jure ses grands dieux qu’il n’a ” aucune querelle ” à vider avec le président russe : Rouslan Khasboulatov n’est pas un personnage simple. Pour la majorité des Russes, qui suivent les débats parlementaires à la télévision, le président du Soviet suprême, c’est d’abord une voix, nasillarde et haut perchée, qui mène les débats avec l’autorité d’un instituteur chevronné sur une classe de gamins pas toujours recommandables. Il faut l’entendre tancer un retardataire, rappeler à l’ordre un frondeur ou dire son fait à l’hémicycle tout entier !

Né en 1942 à Grozny, la capitale de la Tchétchénie, il fut déporté deux ans plus tard avec sa mère et ses trois frères et soeurs au Kazakhstan par Staline, lors de la déportation des peuples accusés de ” collaboration ” avec les Allemands. Aujourd’hui, Rouslan Khasboulatov porte le poids de cette origine. La ” mafia ” tchétchène n’est-elle pas accusée de tous les maux qui assaillent la Russie ? Et puis la Tchétchènie ayant proclamé, unilatéralement certes, son indépendance, il ne manque pas de voix à Moscou pour conseiller à ce “Tchétchène inculte et brutal “, genre d’amabilités dont ses adversaires le gratifient outrageusement, ” d’aller se faire voir chez lui “. Pour certains, c’est précisément pour faire oublier cette origine ” périphérique ” qu’il n’hésite pas aujourd’hui à renchérir souvent sur les Russes les plus nationalistes. Comme le Géorgien Staline, ajoutent les mauvaises langues. ” Vierny Rouslan ”

Pourtant, la petite histoire raconte qu’en juin 1990 Boris Eltsine, alors président du Soviet suprême de Russie, choisit précisément le Tchétchène Khasboulatov comme premier adjoint pour s’allier les bonnes grâces des minorités nationales. On dit aussi que ce choix fut dicté par l’apparente discrétion du personnage qui avait jusque-là mené une carrière sans éclat d’économiste dans un institut de recherche. Membre du Parti communiste, Rouslan Khasboulatov avait écrit, mais déjà en pleine perestroïka, des articles relativement critiques sur la gestion socialiste et avait été élu député en mars 1990 en battant le deuxième secrétaire du Parti communiste de sa circonscription. Pas de quoi faire de l’ombre au ” roi Boris ” …

Commence alors la lune de miel entre les deux hommes . ” Vierny Rouslan ” (le fidèle Rouslan), dit-on de Khasboulatov avec un rien de condescendance. En février 1991, il refuse de signer la ” déclaration des six “, une motion anti-Eltsine. Ce dernier devient, un mois plus tard, président de la Fédération de Russie et, lors du putsch manqué d’août, Rouslan Khasboulatov est un des premiers et des plus courageux à défendre la Maison Blanche. Le 29 octobre, il obtient son bâton de maréchal en étant élu, après une longue obstruction des conservateurs et de certains russes ” ultra-démocrates “, à la présidence du Soviet suprême. Boris Eltsine au Kremlin, “Vierny Rouslan ” au perchoir : tout semble promettre une période de franche collaboration et de calme politique. Pourtant, c’est l’opposition entre ces deux institutions, et les deux hommes qui les représentent, qui va être le ferment des crises à répétition que la Russie connaît depuis lors. ” La source du mal, c’est le Kremlin ”

L’affrontement commence rapidement, mais en mineur : Rouslan Khasboulatov n’est pas aussitôt élu que le Parlement récuse deux décrets de Boris Eltsine, sur la Banque centrale et sur les assurances. Il va se poursuivre crescendo, entrecoupé de réconciliations spectaculaires et de bouderies programmées. Il fallait voir Rouslan Khasboulatov quitter la salle du Congrès, en décembre 1992, pour protester contre les accusations de Boris Eltsine, mais il fallait voir aussi, quelques jours plus tard, les deux hommes se serrer la main comme de vieux compagnons de guerre.

Rouslan Khasboulatov (et c’est là qu’il cite Montesquieu : ” La dictature ne peut venir du pouvoir législatif ; elle ne peut venir que de l’exécutif “) se veut d’abord le fidèle défenseur de son institution qu’il protège des empiètements de la présidence. Pour lui, ” la source du mal, c’est le Kremlin, qu’il faut transformer en musée “. Il ne supporte pas l’arrogance de la jeune garde des conseillers de Boris Eltsine _ ” les vers de terre ” _ et commence à cultiver son image populiste de fils de paysan qui ” aime les chevaux, déteste les conférences de presse et a peu d’amis à Moscou ” .

Rouslan Khasboulatov va alors, vite, sortir de son rôle de président du Parlement pour entrer dans le jeu politique direct. Car, à force de défendre ” ses ” députés, de caresser dans le sens du poil les plus conservateurs d’entre eux, il va finir par adopter certaines de leurs thèses les plus extrémistes. Il tente ainsi un coup de force contre l’ancien journal du Parlement, les Izvestia, dont les journalistes étaient devenus pro-Eltsiniens, il se prononce contre l’extradition de l’ancien dictateur allemand Erich Honecker…

Moscou la rumeur

Le voilà devenu, peut-être à son corps défendant, un des héros de la Russie glauque des nostalgiques de l’ordre stalinien, même si, en cas de victoire des ” vrais ” communistes, on ne peut donner cher de sa peau. Il devient aussi la cible favorite des démocrates. Le fidèle est devenu le traître. Dans Moscou-la-rumeur, que ne dit-on pas, de part et d’autre… ” Khasboulatov, et sa garde personnelle de cinq mille hommes, sont en train de préparer un complot contre l’Etat “, annonce un ministre du gouvernement Gaïdar. ” Je ne mourrai probablement pas de mort naturelle “, affirme Rouslan Khasboulatov, qui craint que ses adversaires politiques n’attentent à sa vie.

Depuis le discours martial de Boris Eltsine, samedi dernier, Rouslan Khasboulatov est, de nouveau, en tête de la lutte contre le président. Mais, comme s’ils ne se résignaient pas à divorcer définitivement, les deux hommes continuent à alterner brouilles et tentatives de réconciliation. Pourtant, en engageant le Congrès sur la voie d’une procédure de destitution, ou de suspension, du président, Rouslan Khasboulatov a peut-être franchi le pas fatidique. Le joueur d’échecs a voulu s’essayer au poker. Mais, dans ce jeu, il aura affaire à un adversaire terriblement coriace. D’autant plus que son avenir personnel est incertain. S’il est passé maître dans les tractations de coulisse, il sait que ses origines mais aussi son manque de charisme l’empêchent de pouvoir espérer battre Boris Eltsine sur son terrain : le peuple russe. Rouslan Khasboulatov dit qu’il n’en a cure et affirme sa volonté de quitter la politique le plus vite possible. Sur quel bilan ?

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