Le nouveau chef du gouvernement russe humilié par ses propres ministres, les préparatifs du référendum qui tournent déjà à la bataille de chiffonniers, les insultes qui recommencent à fuser : tandis que Moscou s’enfonce dans la boue d’un dégel prématuré, les acteurs de la scène politique russe commencent l’année 1993 comme ils avaient terminé la précédente, au risque de désespérer un peu plus une opinion qui semble ne plus attendre grand-chose de ses gouvernants. Le ” compromis ” sur lequel s’était achevé, après force coups de théâtre et fausses menaces, le Congrès des députés, fait eau de toutes parts.

Et l’expression concrète de ce compromis, un gouvernement où la quasi-totalité de l’équipe précédente est coiffée par un premier ministre plus proche des positions du Parlement, tire à hue et à dia.

Déjà accueilli par les ricanements des libéraux, contraint par Boris Eltsine de s’accommoder d’un cabinet qui est tout sauf le sien, M. Victor Tchernomyrdine vient en effet de subir une nouvelle avanie, qui risque de compromettre définitivement son autorité. La première mesure concrète décidée par le nouveau premier ministre, le décret instituant un contrôle des prix, ou plus exactement des marges bénéficiaires sur les produits alimentaires de première nécessité, est pratiquement enterrée avant même d’être entrée en application. A peine la décision avait-elle été annoncée à Moscou, le 5 janvier, que M. Boris Fiodorov, le jeune vice-premier ministre chargé des finances, faisait savoir, depuis Washington, que c’était une erreur, sinon une aberration, et que la mesure devait être rapportée.

Dans le même temps, la presse ” pro-eltsinienne “, les Izvestia en tête, descendait en flammes le décret, qui tardait d’ailleurs à être publié. Il a fini par être rendu public, mais sans mention de l’essentiel, à savoir de la liste de produits auxquels il s’appliquerait. C’est alors que le premier vice-premier ministre, Vladimir Choumeïko, a porté l’estocade finale en annonçant, jeudi 14 janvier, à la presse que le texte serait ” retravaillé “, pour l’excellente raison que dans sa forme actuelle il était inapplicable… Pour sa part, le malheureux premier ministre se réfugiait dans le silence, tandis qu’un porte-parole du gouvernement résumait la situation en termes limpides : ” Nous ne pouvons pas dire de manière certaine si le gouvernement va ou non contrôler les prix ” _ qui entretemps continuent à grimper à une vitesse vertigineuse, alors même que certains produits, eux-mêmes pourtant fort chers, recommencent à se faire rares dans les magasins d’Etat.

Sur le plan proprement politique, le tableau n’est pas plus encourageant. Le référendum, censé vider la querelle entre l’exécutif et le législatif et déterminer le nouvel équilibre des pouvoirs, et même, à en croire M. Eltsine, le ” destin de la Russie “, reste certes fixé au 11 avril, même si certains parlent déjà de le reporter. Mais on n’est, bien sûr, pas d’accord sur la nature exacte de la consultation. M. Eltsine veut une formulation claire qui lui permette d’obtenir des électeurs un surcroît d’autorité, une affirmation de sa prééminence sur le Parlement, et lui donne la possibilité de se débarrasser de l’actuel Congrès des députés. Les élus au contraire, du moins la majorité d’entre eux et le président du Soviet suprême, M. Khasboulatov, ont des préoccupations diamétralement opposées, et le président les accuse déjà de vouloir réduire l’impact du vote. Les partisans de M. Eltsine sont eux-mêmes, comme c’est devenu la règle, divisés sur la tactique à adopter, mais craignent que les électeurs, las de tous ces jeux, refusent de venir voter, ce qui conduirait au maintien du statu quo.

L’arme tchétchène

MM. Eltsine et Khasboulatov se sont rencontrés, mercredi, apparemment dans le souci d’éviter de nouveaux affrontements. Mais la méfiance entre les deux camps semble plus grande que jamais, et le président paraît de plus en plus considérer l’actuel Parlement comme un ennemi irréductible qu’il convient de laisser mijoter dans son jus. M. Sergueï Filatov, qui constituait sa tête de pont au sein du présidium du Soviet suprême, a rejoint l’exécutif en qualité de chef de l’administration présidentielle, et un autre de ses proches, M. Viatcheslav Braguine, jusque-là président du comité des médias du Parlement, a été placé à la tête de la télévision.

Dans le même temps, les échanges de gracieusetés ont repris. M. Filatov a fait savoir que le présidium du Soviet suprême est ” un monstre ” dangereux, susceptible de concentrer ” un pouvoir incontrôlable “. M. Mikhaïl Poltoranine, vieil ami du président, est allé beaucoup plus loin encore en lançant, par le biais d’une interview à l’Unita, une nouvelle bordée d’invectives à l’adresse de M. Khasboulatov, qualifié de ” bolchevik ” et accusé d’avoir préparé ” un coup d’Etat “, avec l’appui ” de groupes de combattants tchétchènes armés jusqu’aux dents ” et chargés de s’emparer de ” soixante-quinze édifices publics ” (M. Khasboulatov est lui-même de nationalité tchétchène). Par la même occasion, M. Poltoranine, se vante d’avoir personnellement ” sauvé ” le président Eltsine en le prévenant des préparatifs en cours, et accuse au passage les ministres de l’intérieur et de la sécurité (ex-KGB) d’avoir eux-mêmes eu connaissance du complot et de n’en avoir rien dit au président. Le ministère de la sécurité a immédiatement démenti.

Les brumes de l’alcool

M. Poltoranine, ministre de l’information, qui avait démissionné ” pour raisons tactiques ” à la veille du Congrès et a été nommé depuis à une sorte de super-ministère de la vérité (il est officiellement chargé de faire en sorte que les médias d’Etat disent la vérité sur les réformes), est un homme au sang chaud et au verbe facile. C’est lui qui, dès octobre dernier et de concert avec l’ex-secrétaire d’Etat Guennadi Bourboulis, avait lancé une offensive en règle contre M. Khasboulatov, alors décrit comme le ” protecteur des revanchistes “. Mais, cette fois, ses accusations semblent si rocambolesques que c’est le journal du Parlement, Rossiiskaïa Gazeta, qui s’est offert le plaisir d’en faire état. Le quotidien reprend intégralement le texte de l’entretien publié par l’Unita, met en valeur un commentaire de présentation du journal italien expliquant que la conversation avait eu lieu, au lendemain des fêtes du Noël orthodoxe, dans un Moscou ” encore ivre et endormi “, laissant entendre que c’est M. Poltoranine lui-même qui était ivre… M. Khasboulatov s’accorde ainsi une douce vengeance, lui qui il y a deux mois avait été victime au Parlement d’un malaise que les démocrates, et les Izvestia, avaient immédiatement attribué à l’alcool.

Tout cela ne vole évidemment pas très haut, mais donne une assez juste idée de l’ambiance du moment. D’autant qu’il ne s’agit pas seulementd’un affrontement personnel entre M. Poltoranine et M. Khasboulatov. Le président de l’Union des industriels, M. Arkadi Volsky, qui se veut l’image d’un centre raisonnable et respectable, en prend également pour son grade. M. Poltoranine le qualifie de ” bulle de savon “, qui ne représente rien d’autre que le groupe de Gorbatchev. ” Volsky est un marteau dans les mains de Gorbatchev qui essaie de secouer le puissant arbre qu’est la Russie. ” Ce à quoi M. Volsky a déjà répondu, non sans une certaine logique, qu’il était difficile d’être à la fois une ” bulle de savon ” et un ” marteau “.

Leave a comment