La réalisation de cet accord de retrait mutuel avait été retardée à la suite d’un incident rocambolesque qui a fait l’objet de récits contradictoires. Selon les médias officiels russes, un groupe de combattants tchétchènes dirigé par le président, le général Doudaev en personne, avait attaqué un poste de garde russe, blessant grièvement un soldat. De source tchétchène, on affirme que le président Doudaev se trouvait ” en mission d’inspection ” (les troupes russes stationnent actuellement sur des territoires que les Tchétchènes considérent comme leurs) lorsque sa voiture a été interceptée par des soldats russes que ses gardes du corps ont désarmés après une ” courte explication “. A la suite de quoi, les soldats russes auraient exigé (et apparemment obtenu) qu’on leur rende leurs armes, mais aussi réclamé une compensation pour le ” préjudice moral ” subi, sous la forme de 500 000 roubles et de deux caisses de vodka et de cognac… Entre-temps, une délégation tchétchène venue négocier avec les Russes dans la capitale ingouche Nazran avait été arrêtée à titre de représailles, et, semble-t-il, battue.
Réfugiés et otages
Le côté un peu burlesque des événements ne doit pas dissimuler le fait que la situation est devenue assez sérieuse pour le général Doudaev. Bête noire des autorités russes, qu’il provoque souvent par ses déclarations de matamore, l’ancien général d’aviation doit à présent résister aussi bien à la pression extérieure qu’à une forte contestation intérieure, notamment de la part de son vice-premier ministre, M. Mamodaev, qui dispose, comme la plupart des autres dirigeants tchétchènes, de sa propre milice. Les autorités russes, qui proclament n’avoir aucune intention de remettre militairement au pas la Tchétchénie, opération qui risquerait d’être extrêmement sanglante, ont donc quelques raisons d’espérer que leur démonstration de force dans la région puisse suffire à précipiter la chute du bouillant général.
Dans le même temps, la situation en Ingouchie même reste très difficile pour la population locale, et plus encore pour les réfugiés (dix-huit mille maisons ingouches auraient été brûlées dans la région contestée de Prigorodny, près de la capitale ossète Vladikavkaz). L’approvisionnement est de plus en plus rare, les camions apportant des vivres sont bloqués ou pillés au passage par les Ossètes. Un nombre indéterminé d’otages ingouches restent détenus en Ossétie du Nord, et les tentatives faites par les troupes russes, théoriquement en charge de faire respecter l’état d’urgence, pour obtenir leur libération restent sans effet. De plus, un grand nombre d’otages ingouches ont été transférés en Ossétie du Sud, c’est-à-dire en territoire géorgien. Le retour des réfugiés, prôné par les responsables russes, reste hautement aléatoire : ainsi un groupe d’une centaine de personnes, qui étaient revenues dans les ruines de leur village pour reconnaître les corps de leurs proches, en principe sous la protection de deux blindés russes, a été arrêté. Les femmes ont été relâchées, mais tous les hommes ont été emmenés vers une destination inconnue.
A Moscou, M. Piotr Fedosov, un responsable de l’Union civique, le parti ” centriste ” qui critique l’actuel gouvernement tout en ménageant M. Eltsine, a dénoncé mardi les actes de ” cruauté ” dont ont été victimes les Ingouches. Il a aussi souligné que les autorités russes n’avaient pas pris les mesures préventives nécessaires, et mis en cause la partialité des médias russes, qui a, selon lui, contribué à aggraver la situation sur le terrain, et dont il a rendu responsable le ministre de l’information, M. Mikhail Poltoranine.
De fait, la télévision russe, en particulier, a présenté les événements de manière parfaitement scandaleuse, même si certains organes de la presse écrite se sont ensuite fait l’écho des atrocités commises sur le terrain. Les autorités de Moscou ont depuis lors confirmé leur détermination à contrôler strictement la couverture des événements, puisque tous les journalistes qui désirent se rendre sur place doivent désormais recevoir un agrément préalable, et toutes leurs informations devront _ en principe _ être soumises à l'” examen ” de l’administrateur provisoire de la région, M. Chakhraï.