La démonstration de forceentreprise par Boris Eltsine dans le Caucase se poursuit et s’accentue : après être puissamment intervenues dans la région de Vladikavkaz pour permettre aux Ossètes de repousser une attaque des Ingouches, entre-temps éliminés du territoire de l’Ossétie, les troupes russes ont pénétré mardi 10 novembre sur le territoire de la petite République d’Ingouchie.
L’intervention russe est officiellement justifiée par le désir de faire respecter sur place le décret pris par M. Eltsine et instituant l’état d’urgence en Ingouchie aussi bien qu’en Ossétie du Nord. Mais cette intervention suscite une grande inquiétude dans la République voisine de Tchétchénie, qui est sortie à l’automne dernier de la Fédération de Russie en défiant l’autorité de Moscou, et dont la frontière avec l’Ingouchie n’est pas clairement définie.
Le président tchétchène, le général Doudaiev, a immédiatement proclamé l’état d’urgence, pris des mesures de mobilisation, et, sur le ton flamboyant qu’il affectionne, adressé de vigoureuses mises en garde à la Russie.
Selon des témoins sur place, les troupes russes continuent à arriver en grand nombre dans la région et semblent déjà largement assez fortes pour s’assurer, en cas de besoin, le contrôle de la Tchétchénie. Il n’est pourtant en principe pas question de cela (il y a un an presque jour pour jour, M. Boris Eltsine, poussé par son vice-président Alexandre Routskoi, avait été tenté de régler le problème tchétchène par la force, avant d’annuler au bout de quelques jours un décret pris en ce sens). Au stade actuel, seul un régiment russe, fort d’environ 3 000 hommes et quelques dizaines de blindés, a pénétré en Ingouchie. Avec, semble-t-il, un double objectif : d’une part bloquer le passage entre l’Ingouchie et la Tchétchénie et, d’autre part, désarmer les formations armées ingouches qui se sont réfugiées dans la montagne.
Les responsables d’Ossétie du Nord réclamaient depuis plusieurs jours cette intervention, avec de plus en plus d’insistance. En principe, l’armée russe proprement dite ne doit pas, selon l’agence Tass, pénétrer dans les villages ingouches, cette tâche étant réservée aux forces spéciales du ministère de l’intérieur.
Les Ingouches sont d’autant plus réticents à remettre leurs armes qu’ils risquent alors de se retrouver sans défense dans l’hypothèse d’une attaque ossète : en effet, même si le désarmement des formations de volontaires ossètes était mené à bien parallèlement, comme le prévoit le décret sur l’état d’urgence, l’Ossétie du Nord dispose en plus d’une garde nationale légale, alors que les Ingouches n’ont rien de ce genre.
A ce jour, la tentative lancée par les Ingouches pour tenter de reprendre par la force la région de Prigorodny (attribuée à l’Ossétie du Nord lorsque eux-mêmes furent victimes d’une mesure de déportation en masse ordonnée par Staline) s’est donc achevée de manière tragique pour ce petit peuple musulman. L’espoir de récupérer cette région _ où vivaient avant guerre plus de la moitié des Ingouches _ est désormais plus éloigné que jamais, alors même qu’une résolution votée au printemps par le Parlement russe leur avait fait miroiter cette possibilité.
Plus grave encore, la quasi-totalité des Ingouches vivant jusqu’à présent en Ossétie du Nord, soit de vingt à trente mille personnes, ont vu leurs villages systématiquement pillés et détruits, sans que l’armée russe ne s’y oppose, et se retrouvent dans une situation d’extrême dénuement à l’approche de l’hiver. A Vladikavkaz même, les logements où habitaient des Ingouches ont été soit détruits soit récupérés par des réfugiés venus d’Ossétie du Sud (en territoire géorgien).
Dérapage et démission
De plus, selon divers témoignages concordants, des atrocités ont été commises contre les populations ingouches, après que les troupes russes se furent chargées de réduire la résistance de leurs combattants : de manière plus ou moins voilée, certains journaux moscovites ont d’ailleurs fait état de cette conséquence de l’intervention russe. En revanche, la télévision, retrouvant pour la circonstance un comportement quasi soviétique, a totalement gommé cet aspect hautement déplaisant des choses.
Des responsables russes eux-mêmes paraissent avoir tenté de s’opposer à ce dérapage. C’est en tout cas de cette manière qu’est interprétée par certains observateurs la démission du commandant en chef des forces du ministère de l’intérieur, le général Vassili Savvine, qui avait été envoyé sur place. Le général Savvine n’a pas donné lui-même les raisons de sa démission, mais, selon des propos prêtés à des membres de son entourage, il aurait voulu récupérer les armes fournies aux combattants ossètes et qu’ils utilisaient pour commettre des exactions, mais aurait été désavoué par ses supérieurs.
Parallèlement, le vice-premier ministre Gueorgui Khija, qui avait très ostensiblement proclamé le soutien des Russes ” aux frères ossètes “, a été remplacé au poste d’administrateur provisoire de la région par M. Serguei Chakhrai, qui vient d’opérer un retour _ qui l’a surpris lui-même _ au sein de l’exécutif russe où il est chargé du problème des nationalités. M. Chakhrai passe pour bien connaître les problèmes du Caucase, il a une solide réputation de libéral, et il cherchera peut-être à réparer un peu les dégâts.
Mauvaise réputation
En tout état de cause, le ressentiment ingouche ne sera pas facile à effacer, d’autant que les Ingouches, qui lors de l’élection présidentielle avaient voté massivement en faveur de Boris Eltsine et qui, par la suite, contrairement aux Tchétchènes, avaient choisi de rester dans la Fédération russe, peuvent s’estimer bien mal récompensés. Mais il reste que dans la population russe, les Ingouches ont plutôt mauvaise réputation et qu’ils se sont donné le mauvais rôle en apparaissant comme les agresseurs.
Surtout, Boris Eltsine a de toute évidence saisi l’occasion pour faire un exemple et montrer que la Russie était décidée à faire payer le prix fort à ceux qui entreprennent de semer le désordre au sein de la Fédération _ faisant peser du même coup une menace sur les turbulents tchétchènes. Le président russe a d’ailleurs lui-même déclaré, à son départ pour Londres, que cette opération avait un caractère dissuasif et qu’elle contribuerait à empêcher le déclenchement d’autres conflits ethniques. Ce recours à la manière forte présente aussi certains avantages sur le plan de la politique intérieure : c’est une manière de répondre aux nationalistes et aux néo-communistes qui reprochent à M. Eltsine de ne pas affirmer avec suffisamment d’énergie l’autorité de la Russie à l’intérieur comme à l’extérieur de la Fédération. M. Serguei Babourine, l’un des principaux représentants de l’opposition ” dure ” au Parlement, et par ailleurs membre fondateur du Front de Salut national (dissous par M. Eltsine, mais qui continue à exister), a déjà exprimé sa satisfaction.