Moscou craint également la montée de mouvements indépendantistes chez les voisins caucasiens des Tchétchènes, qui s’arment à la faveur du conflit abkhaze (le Monde du 8 octobre).
Mais l’attentisme des Russes, largement explicable par la crise du pouvoir central, répond aussi, dans le cas tchétchène, à un calcul évident : combien de temps le régime intransigeant du fameux général Doudaev (voir encadré) peut-il résister, sur son petit territoire, à un étouffement économique progressif, sans se soumettre ou être démis par un mouvement plus ” raisonnable ” ?
Là commencent les mystères de l’économie soviétique, épaissis par le ” savoir-faire ” des Tchétchènes. Leur nom est utilisé en Russie, depuis Pouchkine, pour faire peur aux petits enfants et il s’accompagne le plus souvent, aujourd’hui, du mot ” mafia “. Il n’y a pas là que médisance : nulle part dans l’ex-URSS on ne voit en ce moment autant de Mercedes, de Volvo ou de BMW qu’à Grozny. On attribue ici leur apparition aux effets de l'” économie de marché ” qui, officiellement, triomphe en Tchétchénie indépendante et permet de vendre les quatre millions de tonnes de pétrole produites sur place chaque année. En réalité, même si les 300 000 Tchétchènes qui vivent hors de chez eux ne sont pas, tant s’en faut, tous des voleurs, la presse de Berlin, de Prague ou de Moscou ne s’embarrasse guère de nuances pour rendre la ” mafia tchétchène ” responsable des vols de voitures haut de gamme dans ces capitales.
Trafic d’armes
Les Tchétchènes sont réputés avoir une autre spécialité : le trafic d’armes. Lorsque, vers midi, des coups de feu éclatent non loin de la place centrale de Grozny, les passants, loin de manifester une quelconque inquiétude, s’y précipitent… Car ici, chacun sait de quoi il retourne : il y a un arrivage de kalachnikovs sur le principal marché, dans une ruelle près de la banque, et les premiers clients essaient la marchandise, signalant l’affaire aux autres. Le président Doudaev n’a pu d’ailleurs qu’avaliser la généralisation du port d’armes, ce qui lui permet d’affirmer qu’une ” armée de cent mille personnes ” attend les Russes s’ils s’avisent de tenter un nouveau coup de force contre la Tchétchénie.
L’armée russe a, certes, installé des barrages sur les routes autour de la Tchétchénie, pour tenter de limiter la prolifération de ces armes, provenant entre autres des casernes abondamment pillées avant le départ, au printemps, des derniers soldats russes de Grozny (le Monde du 15 février). Mais, avons-nous pu constater, en ” temps normal ” en tout cas, ces barrages fonctionnent d’une étrange manière : à l’un d’eux, cinq ou six militaires à côté d’un char se bornaient à arrêter de temps en temps un véhicule et à prélever leur ” dîme “…
Cela permet toujours aux dirigeants tchétchènes de blâmer le ” blocus économique ” imposé par Moscou et de justifier les retards de versements de salaires. Les Russes soutiennent, eux, que ce blocus est fictif, que 75 % des entreprises locales travaillent toujours avec Moscou, que la majorité de la consommation locale est importée et que le budget fédéral assure encore _ théoriquement _ 50,8 % du budget tchétchène. La grande raffinerie de pétrole qui pollue la banlieue de Grozny ne peut d’ailleurs que continuer à fonctionner : transformant essentiellement du brut venu de Russie, elle alimente les régions avoisinantes et aucune installation de stockage n’existe sur place.
Récemment, cependant, le ” blocus ” s’est un peu aggravé. D’une part, après un scandale révélé à Moscou _ 26 milliards de roubles en liquide transférés illégalement à Grozny par des jeux d’écriture et des pots-de-vin, _ la Banque de Russie a bloqué tous les transferts d’argent vers la Tchétchénie ; les entreprises se débrouillent désormais en ouvrant des filiales et des comptes ailleurs. D’autre part, les pilotes d’Aeroflot refusent à présent de desservir l’aéroport de Grozny, où se multipliaient les opérations de brigandage comme, par exemple, le détroussage des passagers par des bandes armées. Mais les vols sur Kiev ou Bakou sont maintenus. Simplement, depuis un mois, les Tchétchènes souhaitant se rendre à Moscou doivent emprunter les aéroports des Républiques voisines, à deux ou trois heures de voiture. Quant au train, il ne vient plus à Grozny même, mais dessert toujours une ville à la frontière est du pays.
Le vrai problème, c’est le départ des cadres et techniciens, en majorité russes : ils étaient 300 000 à Grozny, un tiers est déjà parti. ” Encore 10 % de départs, et l’industrie pétrolière est paralysée “, affirme un responsable de ce secteur. Les Russes sont victimes d’une hostilité qui vaut celle à laquelle se heurtent les Tchétchènes en Russie (ou ailleurs en CEI, notamment au Kazakhstan), mais ils fuient surtout l’insécurité, qui menace tout le monde. Les femmes tchétchènes ne circulent plus seules dans Grozny et, dès la tombée de la nuit, les rues se vident. Rien ni personne n’est à l’abri, pas même les garnisons passées sous contrôle du nouvel ” état-major des forces armées tchétchènes ” : dans la nuit du 4 au 5 octobre, selon la télévision locale, une dizaine d’inconnus ont attaqué une de ces casernes, assommé quelques gardiens, cassé les coffre-forts et emporté quatre-vingts fusils d’assaut. Mis en vente, peut-être, sur le marché en face de la banque…
Cette anarchie peut s’expliquer aisément. Le pouvoir du président Doudaev repose, dit-on ici, sur plusieurs groupes rivaux, dotés chacun de formations armées et de sources de financement propres : celui du premier ministre, qui dispose des revenus du pétrole, celui du maire de Grozny, qui a la haute main sur les privatisations et commande une milice de Frères musulmans, celui encore du ” numéro deux ” du régime Ioussouf Soslambekov, qui dirige aussi la Confédération des peuples duCaucase et son corps de volontaires armés. Ils sont, de plus, en concurrence avec un Parlement jaloux de l’exécutif, un ” conseil des anciens ” auquel revient, par tradition, l’arbitrage des conflits, ainsi qu’avec les chefs de confréries islamiques soufies, dont la tradition mystico-guerrière reste particulièrement vivante dans les villages tchétchènes, malgré les dix ans de déportation de toute la population en Asie centrale, sous Staline.
Les déçus de la révolution
Tous ces pouvoirs doivent, de plus, compter avec ” l’opposition “. Le mot englobe à la fois les anciens apparatchiks, dont beaucoup se sont repliés sur Moscou, et les ” mafias ” qui leur sont parfois liées ou qui, en tout cas, ne se sont pas intégrées aux nouveaux pouvoirs. Mais l’opposition, c’est aussi maintenant tous les ” déçus de la révolution “. C’est-à-dire, semble-t-il, la grande majorité des simples citadins, alors que les files d’attente pour le pain s’allongent et que des mendiants apparaissent dans les rues, au milieu des Mercedes. Pour une vieille femme, autorisée à vendre des journaux sous les fenêtres du président, qui se moque que ” les retraites ne soient pas versées, pourvu que les communistes ne reviennent pas “, combien de gens de tous âges affirment avoir été présents, comme tout le monde, sur la grande place quand les soldats russes menaçaient de débarquer, mais qui maintenant ne comprennent pas ” pourquoi Doudaev s’entoure de voleurs ” !
La surprise, dans ce tableau, serait donc que le régime tienne. Il y a bien eu, le 31 mars, un ” coup d’Etat avorté “, qui fut en réalité une provocation montée par des proches de Doudaev pour devancer une action prévue par l’opposition ” pro-Moscou “. L’opposition démocratique _ c’est-à-dire l’intelligentsia, regroupée dans le mouvement Daïmakh, qui s’organise tant bien que mal malgré les obstacles _ parvint alors à s’en tenir à l’écart, notamment grâce à un appel au calme lancé à la télévision par la figure de proue de ce mouvement, M. Soslambek Khadjiev. Ce Tchétchène de cinquante-deux ans fut le dernier ministre de l’industrie pétrolière de l’URSS et l’un des deux seuls membres du gouvernement Pavlov à avoir résisté aux sirènes des putschistes d’août 1991. Revenu à Grozny dans son institut de recherche pétrolière d’origine, il refusa en janvier de collaborer avec le général Doudaev qui déjà, dit-il, transposait ici les ” méthodes bolchéviques consistant à traiter d’ennemi du peuple tout homme qui pense différemment “. Mais il ne rejoignit l’opposition qu’en mai, déclarant publiquement qu’un pouvoir qui ” cache le montant de son budget ne peut être qu’un pouvoir fasciste ou communiste “, et dénonçant l’asservissement des médias et la non-représentativité du Parlement.
Comme nombre de collaborateurs du président qui finirent par le quitter, M. Khadjiev reproche au général non pas de vouloir l’indépendance de la Tchétchénie, mais, au contraire, de la compromettre en transformant le pays en république bananière. Pour le mouvement Daïmakh, le général Doudaev n’est qu’un jouet ” conscient ou inconscient ” aux mains de ses anciens patrons, les puissants services de renseignement de l’armée. Mais ces opposants restent muets sur l’objectif ultime de ces forces de l’ombre : faire de la ” révolution tchétchène ” un repoussoir aux yeux des peuples tentés de suivre son exemple ou, au contraire, faire du général un instrument de guerre contre Boris Eltsine ?
Le président Doudaev reste en tout cas populaire, sinon à Grozny, du moins dans les villages tchétchènes. Quant à sa capacité de ” nuisance ” à l’égard du pouvoir de Boris Eltsine, elle se manifeste par un soutien tous azimuts, et pas seulement moral, aux nationalistes radicaux des autres Républiques du Caucase. Pourtant, l’aggravation de ses problèmes intérieurs le rend ces derniers temps plus enclin au compromis avec Moscou qui, de son côté, peut préférer traiter avec un président pris à la gorge plutôt qu’attendre l’avènement hypothétique d’un pouvoir plus démocratique, mais non moins nationaliste, à Grozny. Dans tous les cas, l’accumulation d’armes au coeur d’une région ethniquement explosive incite à la prudence les puissances étrangères éventuellement susceptibles d’y prendre la relève des Russes (Turquie, Iran, Etats-Unis) : Moscou risque d’avoir encore longtemps la charge d’y démêler les problèmes du ” cercle intérieur ” de son empire.