Ces questions _ sous-entendant, de la part de ceux qui les posent, des visions d’horreur sans fin _ sont en tout cas sur toutes les lèvres aujourd’hui, le long du versant nord de la haute chaîne caucasienne (celle qui sépare la Russie des trois Républiques du sud _ Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan _ déjà déchirées par leurs propres conflits).
Dans ces marches de la Russie vivent les descendants des vaincus de la ” guerre du Caucase ” qui opposa _ un siècle durant, jusqu’en 1864 _ l’énorme armée abkhaze aux ” petits peuples montagnards du Caucase ” du nord, en majorité islamisés. Ils furent largement exterminés ou chassés vers l’Empire ottoman, et les survivants, canalisés par les Russes et leur avant-garde ” cosaque “, menèrent des révoltes incessantes jusqu’à leur déportation, en masse pour certains, de 1944 à 1957, en Asie centrale.
Aujourd’hui, les héritiers d’une histoire si chargée et occultée plus qu’ailleurs dans l’ex-URSS rêvent eux aussi d’indépendance. Moscou la leur refuse et accroît depuis août ses forces armées sur place : il n’en est pas encore à accepter le démembrement de la Fédération de Russie dans laquelle ces peuples ont été inclus au sein de ” républiques autonomes ” selon un découpage ignorant à dessein les affinités ethniques : Daghestan, Tchétchéno-Ingouchie, Ossétie du Nord, Kabardino-Balkarie, Karatchevo-Tcherkessie et Adyghie. Soit un mélange explosif de quelque cinq millions de personnes, avec en prime de très larges communautés russes, parfois majoritaires dans les villes.
Dimanche 4 octobre, quelque cent cinquante délégués des mouvements nationalistes de ces républiques, certains plus au moins au pouvoir mais en majorité dans l’opposition, achevaient leur quatrième congrès de la Confédération des peuples montagnards du Caucase (CPMC), référence à une éphémère république post-révolutionnaire du même nom. Ce jour-là, dans un théâtre un peu trop vaste, les porteurs de hautes toques d’astrakan caucasien, parfois assorties de la tunique complète du Tcherkesse, occupaient les premiers rangs. Deux ou trois mollahs en habit vert égayaient la salle, qui, pour le reste, ressemblait _ les teints moins pâles mis à part _ à celles où débattent les apprentis-démocrates de Moscou ou d’ailleurs.
Jusqu’à la tribune où siégaient, parmi la quinzaine de dirigeants jeunes ou moins jeunes, deux généraux en retraite mais en grande tenue, et un apparatchik. Mais ici, sous le drapeau de l’éphémère république (quatre bandes vertes des peuples musulmans coupées de trois bandes blanches des peuples restés à moitié chrétiens, qui en faisaient partie, explique-t-on), c’est au cri de ” Allahou Akbar !” que la moitié de la salle saluait les moments forts du congrès.
Ce congrès, s’était ouvert sur un exposé passionné sur la ” guerre du Caucase ” et ses parallèles avec la situation d’aujourd’hui ; et clôturé par le vote _ au terme de la même étrange procédure que celle du Parlement russe _ de la résolution du congrès.
Chacun est armé
Le texte appelle en particulier à dénoncer ” l’accord fédéral ” signé au printemps dernier avec Moscou par les dirigeants des républiques en question, d’ex-nomenklaturistes menacés par les nationalismes montants. Un accord signé par tous ses dirigeants sauf un _ l’ex-général soviétique Djohar Doudaev, président de la Tchétchénie et bête noire du pouvoir russe. C’est lui qui accueillait pour la première fois le congrès de la CPMC dans sa république où, il y a un an, il avait assuré la victoire de la ” révolution tchétchène “. Une révolution jalonnée d’assauts du Parlement, de mobilisations de tous les montagnards en armes pour renvoyer piteusement chez elles des troupes envoyées par Boris Eltsine, du détournement d’un avion accueilli avec les honneurs en Turquie, ou des menaces de faire sauter des centrales nucléaires en Russie.
Depuis, les derniers militaires russes ont dû évacuer la Tchétchénie, non sans laisser du matériel derrière eux, et cet exemple tchétchène enflamme les esprits dans les républiques voisines, toujours ” sous le joug ” russe. Le général Doudaev y reste populaire malgré le poids croissant d’une opposition en Tchétchénie même, menée par l’intelligentsia (accusée d’être vendue aux Russes), qui draine les mécontentements.
Ces derniers sont produits, comme partout ailleurs dans l’ex-URSS, par l’anarchie ayant submergé un pays où chacun est armé, où la population russe tremble ; où un millier de personnes selon l’opposition ont été tuées lors d’affrontement ou règlements de comptes politico-mafieux en un an de révolution dite pacifique ; et où d’ex-collaborateurs fidèles du président Doudaev finissent par le quitter en dénonçant sa dépendance vis-à-vis d’un entourage de ” bandits ” qui le protègent et le financent.
Pourtant ce sont ces ” bandits ” _ nul n’est prophète en son pays mais il ne s’agit peut-être pas des mêmes… _ qui permettent aux Abkhazes de résister dans la guerre qui les oppose depuis la mi-août aux forces géorgiennes pourtant bien mieux armées. Les Abkhazes sont un peuple parent des Tcherkesses, Kabardes et autres Adyghes (leur vrai nom local) peuplant toute la moitié ouest du nord-Caucase.
Mais, comme les Ossètes du Sud, ils ont été inclus dans une ” République autonome ” de Géorgie, sur le versant sud de la chaîne caucasienne. Ces quelque 100 000 personnes ne représentent plus que 18 % de la population locale, mais elles surent s’allier aux Russes, Arméniens ou Grecs _ qui formaient avec elles la moitié des habitants d’Abkhazie _ pour résister à l’autre moitié _ des Géorgiens soutenus par Tbilissi, la capitale géorgienne hostile à leur autonomie.
Conséquence : le Forum du peuple d’Abkhazie, dont sont issus les dirigeants locaux, est un mouvement privé, par nécessité, de coloration chauvine. Et ce sont ces Abkhazes qui lancèrent, dès 1990, ce qui deviendra la Confédération des peuples du Caucase. C’était pour eux un moyen de trouver des appuis contre les Géorgiens, ailleurs qu’au Kremlin vacillant. Ils donnèrent donc de l’élan à ce regroupement _ conformément aux réalités ethniques et historiques de la région, sous le slogan de la résistance aux ” petits et grands empires ” (Géorgie et Russie).
Vieilles rivalités
Mais cette confédération aura à faire coexister une gamme de sensibilités différentes, des subtils Abkhazes ou Ossètes aux farouches Tchétchènes en passant par les mouvements d’opposition plus ou moins néophytes des autres républiques. La confédération est, une fois de plus, un ensemble fragile divisé par de multiples et vieilles rivalitésinternes aggravées par la politique de répression soviétique et ses jeux de frontières entre ces peuples.
Cela explique pourquoi la CPCM ne fut pas prise très au sérieux à ses débuts. Jusqu’à son premier grand test : l’entrée sanglante des troupes géorgiennes. ” Nous sommes étonnés nous-mêmes “, affirme Guennadi Alamia, le père abkhaze de la confédération dont il est vice-président. ” Alors qu’on tentait sans grande conviction de rassurer nos gens, sceptiques sur l’intérêt d’une telle union avec les frères du Nord, ceux-ci sont venus tout de suite, à pied et souvent sans armes, par les cols de montagne, sans attendre l’aide de la confédération. ”
M. Alamia évite de donner le nombre de ces volontaires _ estimés à quelques milliers. ” Face à 8 000 soldats géorgiens ” précise-t-il. La confédération avait ouvert des bureaux de recrutement dans plusieurs villes, et celui de Grozny voyait arriver fin août en Abkhazie quelque cinquante personnes par jour, selon des journalistes locaux. Depuis que le Parlement de la Tchétchénie, en phase de rapprochement avec Moscou, a voté le rappel de ses volontaires pour se conformer à un accord de cessez-le-feu, ce bureau a été fermé. Mais M. Alamia est toujours comme chez lui à Grozny, dans un bureau de la ” présidence “, et si un avion a bien rapatrié quelque quatre-vingts volontaires tchétchènes, d’autres y retournent et l’aide continue.
Réseaux islamiques
A propos de l’armement, le président de la confédération, M. Moussa Chanibov, déclare : ” Il y a des hommes politiques en Russie qui disposent officiellement d’accès aux armes et qui sont intéressés à nous aider “. Sans plus de détails. Pour le transport, poursuit-il, ” nous avons acheté deux avions aux Tchétchènes “. Pour l’argent, il n’y a pas de problème non plus, selon lui : ” J’ai reçu plus de 150 000 dollars de nos compatriotes de Turquie qui nous aident de toutes les manières. ” Les communautés de Caucasiens du Nord à l’étranger, surtout au Proche-Orient, représentent plusieurs millions de personnes ayant souvent gardé leurs langues et traditions. Ainsi, des manifestations pro-Abkhazes ont eu lieu en Turquie, d’où une soixantaine de volontaires seraient aussi venus pour se battre.
Ce sont ces réseaux liant les nationalistes du Caucase du Nord à la Turquie et au monde islamique en général _ malgré la grande prudence de leurs dirigeants pro-occidentaux _ qui font pousser à M. Chevardnadze des cris d’alarme sur ” l’encerclement fondamentaliste ” qui menacerait la Géorgie et l’Arménie chrétiennes : l’Azerbaïdjan turcophone à l’est, l’Abkhazie à moitié musulmane et l’Adjarie (pour l’instant fidèle à Tbilissi mais peuplée de Géorgiens musulmans) à l’ouest, et les ” peuples montagnards ” au nord.
Les Russes sont bien sûr sensibles à cet argument mais semblent incapables de définir une politique cohérente. M. Eltsine, après avoir fait de vagues promesses de liberté aux peuples montagnards qui l’avaient cru, s’appuie désormais sur leurs dirigeants conservateurs, ses anciens ennemis, qu’il prend pour des garants de la stabilité face au ” syndrome tchétchène ” (voir encadré).
Attachés à leurs seules vieilles prérogatives, les dirigeants en place autour de la Tchétchénie ne sont pourtant nullement les hommes de la situation. Leur maintien au pouvoir grâce à des ” forces d’occupation ” russes, comme on dit maintenant ici, semble mener tout droit à cette nouvelle ” guerre du Caucase ” que chacun dit vouloir éviter, tout en se constituant des arsenaux.