Les déclarations belliqueuses des militaires géorgiens après leurs revers militaires en Abkhazie inquiètent la Russie. Le président géorgien, M. Edouard Chevardnadze, a bien du mal à préserver ses bonnes relations avec Moscou.

Cette fois, c’est la guerre, rien que la guerre : la prise de la ville de Gagra par les forces abkhazes et leurs alliés a suscité de la part des responsables géorgiens un flot de déclarations martiales, accompagnées de bombardements de la localité par l’aviation. M. Chevardnadze, le président géorgien, a lancé samedi 3 octobre un appel à la reconquête de la ville, ajoutant que d’importants préparatifs militaires étaient en cours. Mais c’est le jeune commandant du corps d’intervention géorgienne en Abkhazie, Gueorgui Karkarachvili, qui a manifesté les intentions les plus radicales : ” A présent, la patience de la Géorgie est épuisée, nous déclarons la guerre à l’Abkhazie, et il ne restera plus à Gagra un seul Abkhaze, un seul Tchétchène [des volontaires tchétchènes combattent aux côtés des Abkhazes], ni un seul bâtiment “, a déclaré, selon l’agence Nega, le commandant Karkarachvili.

Autre signe de détermination _ les autorités de Tbilissi ont annoncé, samedi également, leur intention de prendre le contrôle de tous les équipements militaires de l’ex-armée soviétique sur le territoire géorgien, qui avaient été placés récemment sous juridiction russe par un décret de M. Eltsine : ” Toutes les installations et les armements de l’ex-Union soviétique, y compris les bases aériennes, maritimes et les unités de gardes-frontières deviennent propriété de la Géorgie “, stipule un décret du Conseil d’Etat géorgien. Les conséquences pratiques de ce décret restent à vérifier sur le terrain, et il pourrait en fait s’agir d’un avertissement, sinon d’une simple manifestation de mauvaise humeur.

Le ministre russe de la défense, le général Pavel Gratchev, n’en a pas moins immédiatement réagi, ordonnant aux unités russes présentes sur place de faire obstacle à toute tentative ” illégale ” de s’emparer de leur matériel. ” La décision unilatérale ” prise par Tbilissi risque de ” provoquer une aggravation rapide de la situation et un affrontement armé avec des unités des forces armées russes “, a ajouté le général Gratchev.

Sept semaines après le lancement de leur opération de remise au pas de l’Abkhazie, les autorités géorgiennes se trouvent donc dans une situation paradoxale : alors même qu’elles disposent en principe d’une énorme supériorité militaire, et que M. Chevardnadze n’avait guère eu de mal à utiliser au profit de la Géorgie ses bonnes relations avec Moscou et son excellente ” image ” en Occident, les forces géorgiennes ont subi un retentissant échec sur le terrain et leurs rapports avec la Russie sont en passe de tourner au vinaigre. Le président géorgien accuse le Parlement de Moscou, qui a adopté récemment une résolution plutôt favorable aux Abkhazes, et de manière plus générale les ” forces réactionnaires ” qui font pression sur Boris Eltsine, de porter la responsabilité des événements récents. ” Collusion ” russo-géorgienne

Mais la réalité est sans doute plus complexe : l’accord passé début septembre entre les présidents russe et géorgien, et que les dirigeant abkhazes avaient accepté de très mauvais gré, a vite révélé ses graves défauts. Il prévoyait que les forces géorgiennes resteraient sur le terrain, ce qui ne pouvait manquer de relancer les affrontements. Il supposait d’autre part que la Russie se chargerait de rendre hermétique la frontière entre son territoire et celui de la Géorgie, pour rendre impossible le passage des ” volontaires ” de la fédération des peuples du Caucase du Nord, et que les troupes russes restées sur place observeraient une totale neutralité.

En fait, les infiltrations de volontaires se sont poursuivies, et les troupes russes, irritées par certains incidents et par le comportement brutal d’une garde géorgienne souvent constituée d’éléments incontrôlés, ont manifesté une certaine compréhension à l’égard des agissements des combattants abkhazes et de leurs alliés, même si elles ne les ont pas forcément aidés directement. Sympathies ou antipathies mises à part, agir autrement aurait d’ailleurs été très difficile sans risquer de voir la situation dégénérer dans toutes les régions musulmanes du Caucase du Nord, où les activistes locaux, qui contestent l’autorité des dirigeants mis en place à l’époque soviétique et sur lesquels Moscou s’appuie toujours, s’empressent d’utiliser à leur profit tout signe de ” collusion ” russo-géorgienne.

M. Boris Eltsine, qui a eu au cours du week-end un entretien téléphonique avec M. Chevardnadze, et doit s’adresser mardi 6 octobre aux députés russes, aura l’occasion d’apporter un peu de clarté sur les intentions actuelles de Moscou. Si l’on se fonde sur certaines déclarations officielles récentes, il semble que les Russes veuillent à nouveau obtenir ce que les Géorgiens ont toujours refusé : un retrait de leurs troupes d’Abkhazie. Mais les déclarations belliqueuses des dirigeants géorgiens rendent un tel retrait plus improbable que jamais, et M. Chevardnadze, soumis aux pressions de responsables d’humeur très batailleuse, va devoir jouer un jeu très serré pour tenter de garder son image d’homme raisonnable et de bonne volonté. Sa position, à en croire le grand écrivain Fasil Iskander (lui-même d’origine abkhaze), est peu enviable : ” Il court devant un train et pense qu’il le conduit tout en ayant peur de se faire écraser par ce même train. ”

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