LA Russie, comme les autres pays entrés dans le postcommunisme, doit faire face aujourd’hui à deux problèmes distincts : détruire l’ancien régime et construire un nouveau type de société en même temps qu’un nouvel Etat. Or ces deux tâches ne sont pas parallèles ; elles imposent même des logiques d’action opposées.
La première tâche est de détruire le contrôle de toutes les activités sociales par le Parti communiste et la nomenklatura qui en exécutait les décisions. Pour prendre le langage de Louis Dumont, il s’agit de sortir d’une société holiste et de donner de l’indépendance à chaque domaine d’activité particulier. Or la seule manière de détruire la régulation générale de la société par le pouvoir politique est de créer, par une réforme brutale, par une révolution d’en haut, une économie de marché. Il ne s’agit pas ici de créer un nouveau type de société ; le rôle du marché, même quand il existe sous des formes gravement insuffisantes ou perverties, est de briser le pouvoir de la nomenklatura. Aucun gouvernement ne peut éviter cette première phase de destruction, quel qu’en soit le coût social. Les Polonais ont été les premiers à le comprendre. Boris Eltsine est arrivé au pouvoir parce qu’il a saisi qu’il n’y a pas de démocratie possible si l’on ne brise pas le pouvoir du parti, ce qui est le sens le plus réel du démantèlement en cours qu’on appelle par convention de langage passage au marché. Ceux qui n’ont pas voulu détruire le parti et son appareil, et par conséquent qui ont hésité à passer à l’économie de marché, ont été entraînés vers un régime autoritaire. C’est ce qu’a démontré l’année 1991 : la nomenklatura, pour se transformer d’une élite politico-administrative en classe dirigeante, a besoin d’un régime autoritaire. Au contraire, ce sont les ” forces de gauche ” qui ont été partout le plus favorables au développement d’un secteur privé.
Ces derniers jours, le Parlement russe et en particulier son président, Khasboulatov, ont combattu la politique du gouvernement russe. Il est tentant de leur donner raison tant sont dramatiques les conséquences de la réforme économique déclenchée le 2 janvier 1992. Mais ce serait une erreur grave de jugement, au nom de l’idée fondamentale que la Russie est placée devant deux tâches différentes et que, pour l’instant, il faut d’abord détruire l’ancien système. La phase actuelle ne peut pas être appelée une réforme économique ; il s’agit encore des implications directes de la destruction du Parti communiste.
Le contrôle politique et social de l’économie
Les Polonais, qui ont deux ans d’avance sur les Russes, osent déjà entrer dans un débat sur la reconstruction de leur société, mais ils ont la sagesse de maintenir le cap et de ne pas céder à la tentation populiste, car où peut mener l’abandon de l’économie de marché dans un pays où l’appareil de contrôle politique central a été détruit, sinon au chaos ? Ajoutons qu’il serait faux d’imputer à la réforme en cours l’entière responsabilité de l’augmentation des prix et de la pénurie. Ceux-ci s’étaient développés au cours des dernières années de la perestroïka. On a heureusement de bonnes raisons de penser que l’équipe au pouvoir l’emportera, non seulement parce que l’opinion publique n’appuie pas un Parlement élu avant la suppression du Parti communiste tandis qu’elle soutient Eltsine, mais surtout parce qu’elle ne veut pas d’un retour en arrière. C’est seulement quand on se place de manière irréversible à l’intérieur de la nouvelle situation créée par la destruction du Parti communiste, et donc du contrôle politique de l’économie, qu’on peut porter un jugement sur les objectifs qui doivent être ceux du gouvernement russe.
Le risque principal est ici encore de confondre les deux étapes à parcourir et de croire que la création d’une économie de marché doit être le but positif principal du nouveau régime. Ce que nous nommons le développement, dans n’importe quelle partie du monde, a toujours comporté deux opérations contraires mais complémentaires : libérer l’économie de tout contrôle politique, religieux, familial ou autre, et, en second lieu, établir un contrôle social de l’activité économique afin que la concentration des investissements reste associée à la distribution des produits de la croissance, puisque c’est l’association des deux qui constitue le développement.
En Occident, comme l’a montré le grand livre de K. Polanyi, nous avons vécu une longue période de capitalisme brutal avant de commencer à rétablir, à partir de la fin du dix-neuvième siècle, un contrôle social de l’économie. Encore faut-il ajouter aussitôt que la création de l’économie de marché dans nos pays avait été précédée par des siècles de constitution d’un ordre politique et juridique stable et que notre culture comportait de forts systèmes de contrôle moral et même de culpabilisation à l’égard de l’argent. Ce qui a limité d’un côté au moins la sauvagerie du capitalisme. E. Gaïdar nous a demandé : comment pouvons-nous créer une vraie bourgeoisie ? La réponse de l’Histoire occidentale est : par des lois impersonnelles et respectées, par un pouvoir d’Etat fort et par l’ascétisme dans le monde dont parle Max Weber, à quoi s’ajoutent le développement de la pensée scientifique et le goût des aventures en haute mer. Notre capitalisme a été encadré par en haut, ce qui lui a permis de créer une classe dirigeante ; il a fallu au contraire de longues luttes pour protéger les travailleurs prolétarisés.
La Russie d’aujourd’hui n’a ni Etat fort, ni lois respectées, ni morale chrétienne, ni syndicats. Le risque majeur pour elle est de créer non pas une économie capitaliste mais une foire d’empoigne où la spéculation, le marché noir, la création délictueuse de monopoles mettront à sac le pays tandis que la production continuera à diminuer. Un jugement s’impose donc : la Russie est forcée de tout faire à la fois, c’est-à-dire de créer des règles juridiques et un Etat central fort, d’organiser un système politique de représentation des intérêts et de favoriser la formation d’acteurs sociaux capables d’action organisée et à long terme, en même temps que d’organiser l’économie de marché.
Clientélisme et corruption
Ce serait une erreur dramatique de croire qu’aujourd’hui l’économie est la locomotive qui tire le train de la société. L’économie de marché, ou plus précisément le développement économique, ne peut pas se mettre en place si n’est pas créé en premier lieu un système juridique précisant le droit de propriété, les obligations et les garanties des contractants, etc. Elle ne peut pas fonctionner si n’existe pas une forte capacité centrale de décision, car aujourd’hui, si l’Etat estomniprésent, il est partout impuissant, dissous dans la nomenklatura et le clientélisme, et, depuis peu, dans une corruption généralisée. Enfin, et c’est le point le plus évident, il ne peut pas y avoir de projet à long terme en l’absence d’une stabilisation économique. L’exemple de l’Argentine vient de le prouver une nouvelle fois : le succès depuis six mois du plan Cavallo a permis le redressement de la production, tandis que commencent à rentrer les capitaux qui s’étaient évadés et que la politique de privatisation attire les capitaux étrangers. Mais ce succès a reposé sur la volonté de diminuer brutalement le déficit budgétaire et d’en finir avec une économie de subventions et de rentes.
Ensuite, le plus vite possible, il faut recréer un système politique. Eltsine et ses ministres élaborent un projet de Constitution, et de nouvelles élections seront nécessaires. Certains pensent que les partisans d’Eltsine doivent former un parti qui serait majoritaire ; d’autres préfèrent qu’Eltsine reste au-dessus des partis, comme le fait Walesa en Pologne. Il me semble personnellement que la situation est assez fragile pour rendre la première formule mieux adaptée, mais de telles décisions ne sont prises qu’en fonction de la situation au moment où un choix doit être fait. C’est seulement après la stabilisation économique et juridique, et après la reconstitution du système politique, que pourront se former des acteurs sociaux, une bourgeoisie industrielle, des syndicats et des intellectuels en particulier. Encore le processus a-t-il besoin d’une réforme profonde de l’éducation qui diffuse des valeurs non autoritaires, qui encourage l’initiative, la liberté de jugement, la volonté de changement. La Russie a besoin de donner priorité à la capacité de décision, de gestion et de négociation sur l’association de compétence, de respect des directives et de débrouillardise qui a fait fonctionner l’ancien système.
Ce processus de reconstruction politique et culturelle sera difficile à réaliser, car les pays postcommunistes réagissent avec une grande violence contre la logocratie du régime antérieur, contre le règne de la politique et de l’idéologie, et se jettent à corps perdu dans ce qui en est le plus loin : l’argent et l’imitation du monde extérieur. De là ce qui frappe le plus l’observateur : l’absence d’idées, de débats, de participation active. L’Occident a été bouleversé pendant sa période industrielle par le soulèvement de la volonté et de l’idéologie contre l’argent ; en Russie, c’est l’argent qui se soulève contre le règne du volontarisme et de l’idéologie. Jamais l’économie n’a semblé à ce point commander la politique et la vie culturelle. Au point que le capitalisme pourrait être plus sauvage dans la Russie de demain que dans l’Occident d’hier, où il était encadré entre une modernité juridique et politique et des protestations sociales.
Le passage de la première phase à la seconde, qui impose un renversement de politique, est le moment le plus difficile de cette révolution contre la révolution, celui où la société peut se briser. Le risque est d’autant plus grand en Russie qu’existe en même temps un autre risque de rupture, atteignant une société nationale qui se dégage difficilement de l’URSS qu’elle dominait et qui est menacée par des séparatismes internes. Si la République fédérative de Russie se disloquait, la création d’une société nouvelle serait impossible, et le chaos l’emporterait. C’est pourquoi le gouvernement russe a traité avec tant de prudence les problèmes tchétchène et tartare.
On comprend que le gouvernement russe pare au plus pressé : poursuivre la réforme économique et stabiliser le rouble, empêcher la désagrégation de la Russie. Mais il est aussi urgent de construire un Etat central efficace, un système politique représentatif et d’assurer la formation culturelle d’acteurs sociaux autonomes et responsables, car, sans ces éléments politiques, juridiques et culturels, l’économie de marché ne pourrait pas se transformer en développement économique et en gestion des tensions sociales liées à des mutations dramatiques. Bien que l’expression puisse choquer ceux qui se dégagent à peine du pouvoir totalitaire du Parti communiste, il faut dire aujourd’hui aux Russes : politique d’abord ! Mais n’est-ce pas parce qu’il l’a compris le premier et parce qu’il a eu le courage de défendre ses choix que Boris Eltsine est aujourd’hui au pouvoir, où il représente la seule protection contre le chaos et un autoritarisme brutal.