CES villes-là n’ont d’autre nom que leur nom de code. Tomsk-7, Chelyabinsk-70, Arzamas-16… Surgies d’un coup des brouillards de la guerre froide et de l’ex-empire soviétique, dix villes inconnues clignotent depuis quelques mois sur les cartes des géographes américains et occidentaux. Pour la première fois en quarante-cinq ans d’existence, et quelques jours seulement après la visite d’une délégation américaine, Arzamas-16, cité interdite d’où sortit la première bombe atomique soviétique, ouvre ses portes à une équipe de télévision. En réalisant cette séquence avec la maison de production russe de ” Zgliad “, émission-phare de Gosteleradio, Hervé Brusini, Dominique Tierce et Jean-François Renoux ont obtenu les autorisations de tournage.
Etonnante visite dans cette cité interdite à 600 kilomètres de Moscou… Pour en parler, Andreï Sakharov disait ” l’installation “. Comme les 80 000 autres habitants d’Arzamas, Katia, petite-fille du professeur Alexeï Voinov, le responsable de l’Institut de recherche de physique expérimentale et l’un des artisans de la bombe, vécut là sans avoir droit de dire à ses copines quand elle partait dans les camps de Komsomols. ” Ça ne te gênait pas ? ” demande Brusini. ” Pourquoi l’aurais-je dit ? Ça ne s’est jamais trouvé “, répond la petite fille. C’est là le ” beau travail du KGB “, explique non sans nostalgie le grand-père, jadis prince parmi les princes d’Arzamas la Moderne. Aujourd’hui, les piscines et les crèches de Beria demeurent, mais les magasins, comme partout, sont vides.
Alexeï Volnov quittera-t-il la CEI ? Il a déjà reçu des propositions des Etats-Unis, confie-t-il à l’écran. C’était en janvier, avant l’annonce, par Boris Eltsine, James Baker et Hans-Dietrich Genscher, le ministre des affaires étrangères allemand, d’un centre international, cofinancé par la CEE, qui emploiera les atomistes de l’ex-URSS (le Monde du 19 février). Aux trois mille spécialistes de l’empire éclaté capables de fabriquer une bombe atomique, on devrait proposer au moins 1 000 dollars mensuellement, histoire d’éviter une dramatique hémorragie vers les pays qui n’ont pas encore la bombe…
La débandade a commencé. A la fuite des cerveaux, il faut ajouter la fuite des matériaux nucléaires. ” Nous n’avons pas d’information officielle sur la quantité d’uranium et de plutonium dont nous disposons, sur l’emplacement des stocks, sur leur bonne surveillance… Mais ce qui m’inquiète, c’est que le président de Russie ne les possède pas non plus “, confie Alexeï Arbartov, responsable du désarmement à l’Institut économique mondial.
Une semaine après la disparition de l’URSS, Romano Dolce, substitut au procureur de Côme, avait révélé mener une enquête sur un trafic présumé de matériaux nucléaires soviétiques à travers la Suisse et l’Italie (le Monde du 2 janvier). Avec ce reportage, Hervé Brusini et Dominique Tierce apportent la preuve de ces transactions occultes. Dans un appartement moscovite loué pour trois heures à son propriétaire, l’acheteur, un avocat d’une société-écran austro-russe, et le vendeur, un chef mafieux tchétchène _ naturellement méfiants à l’égard des hôtels internationaux et de leurs micros _ se sont laissé piéger par l’indic (un agent de change russe, dûment rémunéré) d’Hervé Brusini et Dominique Tierce.
Filmée en caméra _ V8 _ cachée dans une vitrine pleine de bibelots, enregistrée grâce au micro HF de l’agent de change, la rencontre est édifiante. Les trois hommes remplissent les formulaires nécessaires à l’exportation. On s’entend pour faire passer la marchandise dans un conteneur de métal non ferreux, soudé, à destination de Kaliningrad, dans la région de Moscou. A l’avocat qui s’inquiète à l’idée qu’on pourrait ” remarquer quelque chose de l’extérieur “, le vendeur promet qu'” il n’y aura pas les triangles “, symbole des produits radioactifs.
La transaction, d’un montant de 500 000 dollars, porterait, selon des indices et des témoignages croisés, sur 1 kilo d’uranium enrichi à 87 %. Ces deux journalistes d’investigation confirmés ont tenu à ” bétonner ” leur sujet et à croiser leurs sources. Ils connaissent l’identité de l’acheteur, une société autrichienne. Ils ont aussi demandé à Romano Dolce de visionner leur film. Le juge italien sera d’ailleurs présent sur le plateau de Jean-Marie Cavada, aux côtés de Pierre Joxe, ministre de la défense, et de Constantin Kobets, conseiller de Boris Eltsine.