Dans le Caucase, il ya un indice des prix que tout le monde observe de près : celui des fusils mitrailleurs. A Grozny, capitale de la République tchétchène, où une demi-douzaine de casernes de l’armée ont été pillées la semaine dernière, cet indice a presque chuté, dit-on en ville. Les intermédiaires de ce type de commerce opèrent sur certains marchés en plein air ; la quantité d’armes à vendre en circulation dans toute la République serait au moins égale au nombre d’adultes masculins. C’est là, au coeur des nombreux peuples musulmans du nord du Caucase, traditionnellement insoumis au pouvoir russe, que les Tchétchènes, rebelles entre les rebelles, ont entrepris de désintégrer la Fédération de Russie dont fait partie leur République autonome.

Il y a trois mois, quand Boris Eltsine avait envoyé 2 000 soldats instaurer l’état d’urgence dans la République tchétchène qui venait de proclamer son indépendance, les montagnards armés sont descendus par dizaines de milliers pour soutenir leur président élu, le général Djohar Doudaev. Les soldats soviétiques repartaient piteusement, alors que l’union sacrée se formait autour du président, auparavant contesté par une partie de la nomenklatura communiste et intellectuelle. Mais maintenant l’euphorie a cédé la place à l’anarchie. Les divers clans et groupes d’intérêts (qualifiés à Moscou de ” mafieux “) tentent de s’emparer de diverses institutions du pouvoir, dont aucune ne semble réellement fonctionner.

La police occupe le ministère de l’intérieur

Contrairement à ce qui se passait dans la Géorgie voisine du temps du président Gamsakhourdia, en République tchétchène, la contestation a pignon sur rue : le ” Conseil des anciens ” (les vieillards sont traditionnellement respectés), le Parlement et la presse critiquent à l’occasion tel ou tel des multiples décrets du président, son choix des ministres, voire sa tendance à attribuer à l'” impérialisme russe ” la responsabilité de tous les problèmes locaux. Mercredi 12 février, les théâtres et autres centres culturels étaient en grève à Grozny, pour protester contre la nomination d’un ministre à leurs yeux indigne. La veille, c’étaient les OMON (forces spéciales de la police tchétchène) qui avaient occupé rien de moins que le ministère de l’intérieur pour réclamer un meilleur équipement.

Mais le plus grave fut la vague d’attaques lancées du 5 au 8 février derniers contre des casernes de l’armée, dernières bases d’appui du pouvoir russe dans cette République dont Moscou ne reconnaît pas l’indépendance. Leurs effectifs sont devenus presque entièrement tchétchènes, depuis que les autres Républiques de la Communauté des Etats indépendants refusent d’envoyer leurs hommes dans les autres régions de l’ex-empire. Au début du mois, le bruit s’était répandu que ces casernes allaient être évacuées, que les familles des officiers partaient déjà, que plus personne ne gardait les armes qui y étaient entreposées.

Les conséquences furent immédiates : dès le 5 février, les casernes étaient envahies, saccagées, dévalisées par des gens en armes alors que les rares officiers et soldats présents ne se décidaient pas à ouvrir le feu. Le scénario se répétait les deux jours suivants malgré les appels au calme télévisés du président Doudaev, son ordre de tirer sur tout attaquant. L’ordre ne fut exécuté que dans la nuit du 8 au 9 février quand une foule, forte cette fois-là de plusieurs milliers de personnes massées depuis l’après-midi devant la caserne numéro quinze, a fini par s’engouffrer par un portail, probablement défoncé par les camions. Un chauffeur et six autres assaillants furent tués, peut-être par des tirs de leur propre camp.

C’est ce qu’affirment en tout cas M. Mikhaïl Starenkov, commandant _ russe _ de la caserne numéro quinze et M. Chamil Beno, ministre _ tchétchène _ des affaires étrangères, venus ce soir-là tenter de calmer la foule aux côtés d’autres députés et de notables religieux.

Un plan d’évacuation des armes ?

L’officier, serviteur de l’empire soviétique, et le ministre, grand contempteur de l’impérialisme russe, affirment tous deux que les attaques ont été organisées par des clans hostiles au président Doudaev qui voulaient à la fois s’emparer d’armes, monter un peu plus les Tchétchènes contre les Russes (qui formeraient encore le tiers des 450 000 habitants de Grozny malgré un fort courant de départs) et, surtout, déstabiliser le pouvoir du président. M. Beno ajoute cependant au récit des éléments plus dramatiques : selon lui, le maréchal Chapochnikov, commandant des forces armées de la CEI, avait ordonné un départ en règle des unités de l’armée stationnées à Grozny avec leurs matériels et armements à partir du 8 février.

Le 9 février, affirme M. Beno, une centaine d’avions militaires sont arrivés dans la République voisine du Daguestan. L’envoi de troupes de choc à Grozny était prévu mais, toujours selon M. Beno, les autorités de la Biélorussie, où ces unités étaient disposées, auraient refusé de les laisser partir . Enfin, dernier élément qui aurait provoqué l’éhec du plan d’évacuation : les gardes nationaux et la police du général Doudaev ont réussi, entre-temps, à s’emparer d’importants stocks d’armements lourds appartenant à des unités locales du ministère russe de l’intérieur et s’apprêtent, selon M. Beno, à s’en servir pour s’opposer au départ du matériel de l’armée. Ce serait d’ailleurs la prise de ces nouvelles armes par le camp Doudaev qui aurait poussé les clans qui lui sont hostiles à tenter de ” rétablir l’équilibre ” en organisant le pillage des dépôts d’armes.

Ces casernes sont désormais “protégées ” par des gardes nationaux du général Doudaev, que rien ne distingue dans l’apparence de ceux qui ont participé aux attaques contre les casernes. Le chef de l’Etat tchétchène a certes proclamé, mardi 11 février, un couvre-feu et ordonné de retrouver les armes volées, mais le conducteur d’une voiture pleine de ces armes, arrêté la nuit dans un village éloigné, a, semble-t-il, dû être relâché pour ne pas provoquer une émeute du clan local dont il était membre. A ce degré de confusion, les officiers des casernes ” protégées ” feraient plutôt figure d’otages. Ce qui constitue un prétexte idéal pour une nouvelle tentative d’intervention en force de l’armée de la Communauté, qui s’apprête à passer officiellement sous pouvoir uniquement russe. Un telle intervention provoquait immédiatement une nouvelle cohésion contre l’ennemi russe de tous les Tchétchènes, qui seraient soutenus par les peuples voisins. Dans les deux camps _ chez les plus combatifs des Tchétchènes comme chez les ” patriotes ” russes à l’affût de pouvoir à Moscou, _ il ne manque pas de partisans d’un tel scénario qui verrait se répeter la longue guerre entre Russes et montagnards du Caucase du XIX siècle.

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