Dans le Caucase, des milliers de partisans armés du dirigeant tchétchène, Djohar Doudaev, ont manifesté leur joie, lundi 11 novembre, après le refus du Parlement russe d’entériner le décret introduisant l’état d’urgence en Tchétchéno-Ingouchie. Des drapeaux verts de l’islam et tricolores de la nouvelle ” République tchétchène ” ornaient la place de la Liberté à Grozny, où le général Doudaev pose des conditions aux négociations qu’il souhaite mener avec M. Boris Eltsine. Le président russe est sorti de la crise affaibli, après le camouflet subi pour avoir signé un décret inapplicable. Cette affaire pourrait encourager ceux qui s’opposent à la réforme économique qu’il veut lancer, comme le montrent les hésitations de ses conseillers sur la question de la libération des prix.

” Le Parlement de Russie corrige l’erreur du président “. Ce titre des Izvestia tire en peu de mots la leçon politique de l’offensive ratée de Boris Eltsine contre les Tchétchènes désobéissants : le président russe est tout sauf infaillible. Lui qui réclamait, et a d’ailleurs obtenu, un accroissement considérable de ses pouvoirs au détriment de ceux du Parlement a sans doute été sorti d’un bien mauvais pas par ce qui subsiste de garde-fou démocratique.

C’est à une écrasante majorité que les élus russes ont refusé lundi 11 novembre d’entériner le décret signé quatre jours plus tôt par M. Boris Eltsine et imposant l’état d’urgence à la République autonome de Tchétchénie-Ingouchie. Sur place, à Grozny, le général Doudaev et ses amis exultent, les velléités de recours à la force de l’exécutif russe ayant eu pour seul effet de resserrer les rangs des Tchétchènes autour de leur nouveau président.

A Moscou, tandis que Boris Eltsine lui-même garde le silence, la plupart des commentateurs et des hommes politiques évitent de trop charger le président russe, préférant montrer du doigt ceux qui l’ont bien mal conseillé dans cette affaire : le vice-président Routskoï, grand manieur de sabre de bois, et aussi M. Serguei Chakhraï, un proche conseiller de M. Eltsine qui aurait rédigé le décret sur l’état d’urgence. La résolution votée par les députés prévoit d’ailleurs l’ouverture d’une enquête administrative pour déterminer les responsabilités dans l’adoption d’un texte ” insuffisamment préparé “. En un sens, et pour ce qui concerne M. Eltsine lui-même, l’incident est donc clos, et l’on comprend que l’on cherche à le ménager : après tout, la Russie n’a pas de président ni d’homme providentiel de rechange, et personne n’a intérêt à compliquer encore davantage une situation déjà alarmante.

L’indulgence pourtant a ses limites. Comme l’écrit mardi le directeur du quotidien l’Indépendant, ” il y a des erreurs qu’on ne peut réparer, et c’est pourquoi il vaut mieux ne pas les commettre “.

De toute évidence, le coup de force annoncé, mais non réalisé, contre les Tchétchènes est un épisode qui ne sera pas oublié de sitôt. Comment M. Eltsine a-t-il pu ignorer la leçon d’autres tentatives de recours à la force lancées à l’époque par ses ennemis politiques, que ce soit à Bakou ou à Vilnius ? Certes, cette fois le sang n’a pas coulé, et selon l’expression d’un adjoint du président tchétchène, la raison l’a emporté. Mais peut-être avant tout parce que la détermination tchétchène rendait un affrontement trop risqué, et aussi parce que nombre de responsables russes, y compris au sein du KGB, ont de toute évidence traîné les pieds.

Si le but essentiel de la démarche de M. Eltsine était de faire un exemple, d’enrayer le processus de démantèlement de la Fédération de Russie, le résultat obtenu pourrait bien être à l’opposé. Les Tatars, passablement agités ces dernières semaines (les nationalistes de Kazan ont proclamé l'” état d’urgence ” de leur République), ont immédiatement manifesté leur soutien aux Tchétchènes et réclamé la création d’une garde nationale tatare. Les menaces ” russes ” ont aussi entraîné immédiatement la solidarité des peuples du Caucase _ qu’ils soient ou non établis sur le territoire de la Fédération de Russie _ et même parmi les partenaires de la Russie, que ce soient l’Ukraine ou les Républiques d’Asie centrale, l’acte impulsif de Boris Eltsine risque de passer pour la confirmation d’une tendance ” grand russe ” à taper du poing sur la table pour faire prévaloir sa vision des choses. Après tout, la célèbre déclaration du porte-parole de M. Eltsine menaçant les Républiques voisines de la Russie d’une révision des frontières n’a certainement pas été oubliée.

Handicap pour les réformes

Les conséquences de ce faux pas vont au-delà de la redoutable question des nationalités. Même la vaste entreprise de réforme économique lancée ou plutôt annoncée par Boris Eltsine risque d’en devenir plus difficile. Le Parlement, qui avait renâclé avant d’accorder au président russe les pouvoirs spéciaux qu’il exigeait pour mieux conduire la réforme, pourrait reprendre du poil de la bête. De même, les critiques et les interrogations de plus en plus nombreuses que suscite le projet risquent d’être écoutées avec d’autant plus d’attention que le président est affaibli.

Déjà le maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak, a fait savoir (avant l’épisode tchétchène) qu’il n’était pas du tout favorable à une libération des prix tant que les déséquilibres économiques restent si criants. Et les hommes de M. Eltsine eux-mêmes donnent l’impression d’hésiter sur la manière de passer à l’acte en laissant entendre que les hausses n’interviendront pas à brève échéance.

En annonçant fin octobre son intention d’assumer lui-même la charge de premier ministre, M. Eltsine s’était montré déterminé à prendre le maximum de risques personnels, quitte à compromettre sa popularité restée très élevée. Mais en attendant, et peut-être parce qu’il a péché par présomption, c’est sur un autre front qu’il a subi son plus grave échec depuis son élection à la présidence de la Russie. L’homme, il est vrai, est connu pour sa capacité à ” rebondir ” : après tout, le désaveu que lui a infligé le Parlement de Russie est intervenu quatre ans jour pour jour après une mémorable séance du comité exécutif de la ville de Moscou au cours de laquelle il fut dépossédé de son poste de premier secrétaire du parti pour la capitale, après que M. Gorbatchev lui-même lui eut plongé la tête sous l’eau.

M. Eltsine, nul ne l’ignore, a admirablement récupéré et retourné la situation à son avantage. Mais c’était une autre époque et il s’agissait alors essentiellement de son propre avenir politique. Aujourd’hui les enjeux sont infiniment plus importants, à la dimension de cette Russie dont il a désormais la charge.

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