Tout au long du week-end, le spectacle offert par Grozny, la capitale de la Tchétchénie-Ingouchie, a été un gigantesque pied de nez au président russe : des milliers de personnes rassemblées jour et nuit pour un meeting permanent dans les rues, sur les places, les terrasses et les toits, tirant en l’air pour mieux manifester leur détermination alors qu’en théorie le couvre-feu est en vigueur, que toutes les manifestations sont interdites et qu’ordre a été donné de confisquer les armes de la population… La cérémonie d’entrée en fonction du général Doudaïev, élu président au cours d’élections récusées par les autorités russes, a eu lieu comme prévu. Le président tchétchène y est apparu dans un superbe uniforme d’apparat avec casquette surchargée de dorures… L’homme aurait pourtant dû être arrêté, mais, comme l’a indiqué le vice-président russe Alexandre Routskoï, l’ordre donné à cet effet n’a pas été exécuté.
Les troupes envoyées sur place pour faire appliquer le décret sur l’état d’urgence ont été bloquées par la garde nationale tchétchène, qui contrôle apparemment tous les accès à la République. Selon certaines informations, quelques-unes de ces unités auraient même pris le parti des Tchétchènes, tandis que le général Doudaïev, grand seigneur, déclarait ” tous les soldats russes, qui ne savent pas pourquoi on les a envoyés ici, seront nourris et renvoyés chez eux sains et saufs “. Contrairement à ce qu’avait affirmé la radio de Russie, reprise par la BBC (le Monde daté 10-11 novembre), aucun assaut n’a été lancé contre le centre de télécommunications.
La situation est d’autant plus délicate pour M. Eltsine que les hommes qu’il avait désignés comme ses représentants sur place et investis de l’administration directe de la République se sont apparemment récusés. Le ” gouverneur ” nommé par M. Eltsine, le Tchétchène Ahmet Arsanov, aurait annoncé, selon l’agence Interfax, qu’il s’apprêtait à démissionner. Et il a formellement nié avoir demandé au président russe l’introduction de l’état d’urgence.
Le général Routskoï avait, lui, affirmé que M. Eltsine avait pris sa décision après avoir reçu un message chiffré de M. Arsanov lui demandant de ” prendre des mesures pour faire respecter la loi “. Le ministre de l’intérieur de Tchétchénie-Ingouchie, M. Ibrahimov, nommé ” vice-gouverneur ” par M. Eltsine, aurait _ toujours selon l’agence Interfax _ lui aussi démissionné.
A Moscou même, des responsables de haut niveau ont pris leurs distances : le ministre de l’intérieur de l’URSS Viktor Barannikov a notamment dit que, comme beaucoup d’autres, il n’avait appris que le 7 novembre la décision d’imposer l’état d’urgence aux Tchétchènes _ manière de faire comprendre qu’il n’avait pas été consulté. Surtout, il a ajouté que lui préconisant ” uniquement des méthodes politiques ” pour le règlement de ce type de conflit. Qu’un représentant du pouvoir central critique directement le président russe n’est pas surprenant ; mais même un membre du KGB russe, M. Viktor Ivanenko, a déclaré que M. Eltsine avait commis ” une dramatique erreur “. ” La Russie, a-t-il expliqué, n’est pas en mesure d’exercer une pression armée sur la République tchétchène ” et, de plus, ” le seul langage acceptable est le langage économique et politique “.
Lundi, le Parlement de Russie, prenant acte de la tournure des événements, a estimé ” impossible d’entériner le décret ” du président russe et jugé qu’il était ” indispensable de régler la crise par des moyens politiques et non par des mesures d’exception “. La veille, le président du conseil des nationalités du Parlement, M. Nicolas Medvedev, avait estimé ” inadmissible de traiter les problèmes ethniques par des moyens militaires “. Et un élu tchétchène regrettait que la présidence russe n’ait pris l’avis de personne avant de prendre une décision ” qui la discrédite “. En revanche, le président du Soviet suprême Rouslan Khasboulakov, lui aussi un Tchétchène, affirmait qu’aucune négociation n’était possible avec l’entourage du général Doudaïev, ” un groupe de bandits, d’hommes sans conscience et sans honneur “. Il s’est donc prononcé pour l’application du décret sur l’état d’urgence, même si, a-t-il reconnu au passage, la décision a été prise de manière un peu hâtive.
L’épisode tchétchène est loin d’être terminé, mais surtout, il met déjà en lumière l’un des traits du comportement de Boris Eltsine _ qualité ou défaut, selon les circonstances, _ le caractère impulsif de ses décisions annoncées à grand bruit, sans qu’on sache très bien comment elles pourront être appliquées. D’autre part, il semble que le président russe se soit très largement reposé dans cette affaire sur l’opinion de son vice-président Routskoï, un homme dont la brusquerie, sinon le caporalisme, parait particulièrement mal adapté pour appréhender des questions aussi délicates. Le général Routskoï, qui s’était rendu à Grozny au début de l’automne, avait ” braqué ” les Tchétchènes par son style autoritaire et plusieurs déclarations abruptes. C’est lui qui a été constamment en première ligne notamment au Parlement de Russie pour défendre la mise en place de l’état d’urgence, et de nombreux députés ont demandé qu’il paie pour les pots cassés et démissionne. Ce que, a-t-il déclaré, ” il ne fera jamais ” .
Mais quel que soit le sort ultime du ” fusible ” Routskoï, c’est bien l’autorité, et plus encore le jugement, de Boris Eltsine qui sont en question : ” L’introduction de l’état d’urgence a été une erreur “, commentait dimanche soir le présentateur de la télévision russe. ” On ne doit pas prendre des décisions qu’on n’a pas les moyens d’appliquer “. M. Eltsine saura-t-il à présent organiser une retraite en bon ordre (ce qui suppose que le général Doudaïev y mette lui aussi un peu du sien), ou bien s’obstinera-t-il à aller jusqu’au bout d’une démarche qui sent si fort l'” ancien ” régime ? A vrai dire, le désaveu que lui a infligé le Parlement russe réduit considérablement sa marge de manoeuvre.