MOSCOU de notre correspondant
Après avoir risqué sa popularité auprès des Russes en annonçant une réforme économique radicale, c’est son autorité que M. Boris Eltsine met en jeu en engageant une épreuve de force pour faire rentrer dans le rang un peuple récalcitrant du Caucase. Mais l’imposition de l’état d’urgence sur tout le territoire de Tchétchénie-Ingouchie et la mise sous administration directe de cette République autonome qui avait proclamé son indépendance sont lourdes de danger et les risques d’affrontements considérables. Si les Tchétchènes ont une détestable réputation parmi les Russes, ce peuple musulman a, de son côté, d’excellentes raisons de haïr les autorités de Moscou en général et les Russes en particulier : il fut le fer de lance de la résistance du Caucase contre la colonisation tsariste au siècle dernier et de la grande révolte du Daguestan contre les bolcheviks au début des années 20, avant de subir de terribles souffrances dans les années 40 : massacres et déportations de tous les survivants vers l’Asie centrale. Quant à l’enjeu du conflit, il est considérable pour tous. Pour les Tchétchènes, il en va de leur indépendance et de leur fierté nationale ; pour M. Eltsine, de l’intégrité de la Fédération de Russie, où l’exemple tchétchène risque d’être suivi par de nombreuses autres populations autochtones qui profitent du désordre général pour secouer le joug de la colonisation.
Le président russe a signé le décret imposant l’état d’urgence pour une durée d’un mois à la veille de la cérémonie d’entrée en fonction du ” président tchétchène “, M. Djokhar Doudaev, un ancien général de l’armée soviétique désigné à ce poste à la suite d’élections tenues le 27 octobre dernier contre la volonté des autorités de Moscou et jugées, de ce fait, illégales (le Monde du 26 octobre). Selon le décret de M. Eltsine, la République autonome est placée sous administration provisoire, avec à sa tête le représentant sur place du président russe, M. A. Akhsanov, secondé par le ministre de l’intérieur, le général Ibrahimov (l’un et l’autre sont des Tchétchènes).
Outre l’imposition du couvre-feu, le décret ordonne la confiscation des armes blanches ou à feu possédées par la population, une opération qui promet d’être fort délicate, les Tchétchènes étant traditionnellement armés et tenant à ce privilège comme à la prunelle de leurs yeux.
Menaces d’attentats ” contre des centrales ”
La réaction aux décisions venues de Moscou ne s’est pas fait attendre. Selon l’agence Tass, ” des dizaines de milliers de gens ” se sont rassemblées dans la nuit de vendredi à samedi dans les rues de Grozny, la capitale de la République, et ” la ville a été transformée en place forte “. Le général Doudaev a décrété ” l’état de guerre ” et affirmé que son Parlement l’avait investi de ” pouvoirs d’exception “. Joint au téléphone par l’Agence France-Presse, cet homme de quarante-six ans au tempérament flamboyant et coutumier des déclarations fracassantes a, par ailleurs, brandi la menace d'” actes terroristes, y compris d’attentats contre les centrales nucléaires “. ” Nous décrétons Moscou zone sinistrée “, a encore affirmé, selon l’AFP, le général Doudaev, avant d’ajouter : ” On a déclaré la guerre au Caucase ” et ” tout le Caucase va se dresser [contre l’agresseur] ” .
De leur côté, les représentants de M. Eltsine n’ont pas perdu de temps. Des avions transportant des troupes ont atterri dans la journée de vendredi sur l’aéroport militaire de Grozny (l’aéroport civil est contrôlé par la garde nationale tchétchène) et, selon la radio de Russie captée par la BBC, des troupes spéciales du KGB russe ont pris d’assaut, dans la nuit, le bâtiment des télécommunications de la capitale. Le siège local du KGB avait lui-même été occupé début octobre par la garde nationale du général Doudaev et un occupant du bâtiment avait été tué au cours de l’opération. ” Leur loi c’est la guerre ”
Le décret du président russe instituant l’état d’urgence a été lu intégralement à la télévision russe vendredi, aussitôt après les informations de la soirée. Il est daté du 7 novembre, avec comme mention d’origine ” Moscou, le Kremlin “, ce qui, si la date officielle correspond à la réalité, signifierait que M. Eltsine a signé ce texte avant de sortir prendre un petit bain de foule sur la place Rouge et de rentrer chez lui, de manière tout à fait inhabituelle, à pied, et en affichant une excellente humeur, en ce jour où, pour la première fois depuis soixante-quatorze ans, l’anniversaire de la révolution d’Octobre n’avait pas été officiellement célébré.
La décision de M. Eltsine est la suite logique de l’ultimatum qu’il avait lancé le 19 octobre au général Doudaev et à ses amis, sommés de mettre un terme dans un délai de trois jours à leurs activités ” illégales “. En réalité, le président russe aura attendu beaucoup plus longtemps avant de passer à l’acte. Entre-temps, les nouvelles autorités tchétchènes (qui, paradoxalement, avaient soutenu M. Eltsine pendant le putsch, alors que les autorités ” légales ” de la République avaient pris le parti des comploteurs) ont ouvertement défié l’ultimatum et fait savoir qu’elles étaient prêtes à se battre. M. Doudaev avait même alors appelé à la mobilisation ” tous les hommes de quinze à cinquante-cinq ans “, une réaction outrancière qui avait un peu miné sa crédibilité.
Dans le même temps, les représentants des autres nationalités installées sur le territoire des Tchétchéno-Ingouches s’étaient eux aussi fait entendre. Les Ingouches, musulmans comme les Tchétchènes mais beaucoup moins nombreux et traditionnellement plus dociles, souhaitent majoritairement rester au sein de la fédération de Russie. Un souhait bien entendu partagé par les quelque trois cent mille Russes de la République.
Ce sont donc bien essentiellement les Tchétchènes que M. Boris Eltsine a résolu de faire rentrer dans le rang, quitte à recourir pour cela à des méthodes semblables à celles qui avaient été utilisées contre les pays baltes par le ” pouvoir soviétique “.
Le président russe avait annoncé la couleur dans son discours du 28 octobre dernier, quand il avait solennellement exclu toute atteinte à l’intégrité du territoire de la fédération de Russie. A ceux qui lui reprocheraient d’adopter une attitude impériale et ” grand-russe “, il pourrait répondre que tous les Tchétchènes n’approuvent pas le jusqu’auboutisme du général Doudaev, à commencer par le président du Soviet suprême de Russie, M. Mouslan Khasboulatov, très proche de M. Eltsine, et lui-même tchétchène. Cela ne suffit guère à limiter lesrisques d’une opération lancée contre les représentants d’un peuple dont l’insoumission dans les camps du Goulag faisait l’admiration d’Alexandre Soljenitsyne, et que, dès le milieu du dix-neuvième siècle, le grand poète russe Mikhaïl Lermontov avait décrit en ces termes : ” Leur dieu, c’est la liberté, leur loi, c’est la guerre. ”