Le président Boris Eltsine lui-même est intervenu personnellement dans le conflit en lançant un ultimatum de trois jours, samedi 19 octobre, à la République rebelle _ ultimatum aussitôt rejeté par ses destinataires, qui n’y ont vu qu’un ” dernier sursaut de l’empire russe “. Le délai a expiré, la petite République n’est pas rentrée dans le rang et, face à la rébellion armée tchétchène, la direction russe se retrouve dans l’inconfortable position du pouvoir colonial impuissant sur son propre territoire.
A elle seule, la République de Tchétchéno-Ingouchie possède tous les ingrédients requis pour faire imploser la Russie. Située dans le Nord du Caucase, c’est l’une des seize fameuses ” Républiques autonomes “, chacune dotée d’un Parlement et d’un gouvernement, qui font l’originalité de la Fédération de Russie. Le tout, bien sûr, tenait jusqu’à un passé très récent par la grâce du Parti communiste qui contrôlait ce bel édifice depuis Moscou avec ses représentants sur place, russes et autochtones. Mais le virus nationaliste vint miner l’édifice. Tchétchènes et Ingouches font partie des peuples punis par Staline, déportés en 1944 vers la Sibérie et le Kazakhstan, puis autorisés à regagner leur pays en 1957, non sans avoir été privés des ” terres sacrées ” ingouches, qui furent arbitrairement attribuées à l’Ossétie du Nord, autre ” République autonome ” voisine. Ravivé par la glasnost, le feu couvait. Le putsch manqué du mois d’août a servi de détonateur.
Un général de quarante-quatre ans
L’homme qui, depuis août, fait tourner en bourrique tour à tour le président du Parlement russe Rouslan Khasboulatov (lui-même d’origine tchétchène), le vice-président de la Russie Alexandre Routskoï, et jusqu’au président Eltsine, est un général tchétchène de l’armée soviétique, mis à la retraite anticipée à l’âge de quarante-quatre ans, en janvier dernier, alors qu’il servait dans les pays baltes. A cause de ses affectations lointaines, Djokhar Doudaev _ c’est son nom, _ marié à une Russe, était peu connu de ses concitoyens, jusqu’à ce qu’il fasse irruption dans les milieux nationalistes lors d’une assemblée du Congrès national du peuple tchétchène, en janvier 1991. Peu après ce congrès, la République de Tchétchéno-Ingouchie se proclamait indépendante. La participation du général Doudaev au congrès ne serait d’ailleurs pas étrangère à sa mise à la retraite, que d’autres expliquent par son refus de participer à la répression dans les pays baltes.
Le 19 août, la direction légale _ et communiste _ de la République commet l’erreur de soutenir les putschistes de Moscou. Selon des témoignages recueillis par le Monde, un meeting monstre de plus de deux semaines s’ensuit sur la place centrale de Grozny, la capitale, pour exiger sa démission. Cette revendication reçoit le soutien de M. Eltsine. Du moins au début : car, aux yeux du pouvoir russe, les choses commencent à mal tourner lorsqu’il devient clair que, non contents de réclamer le départ de leurs dirigeants communistes, les leaders nationalistes tchétchènes entendent faire sortir leur République ” souveraine ” de la Russie.
Le 31 août, Rouslan Khasboulatov est donc dépêché à Grozny pour tenter d’enrayer l’agitation qui embrase la ville : manifestations, grèves, barricades en feu, bus renversés. Peine perdue. Les autorités russes multiplient les mises en garde contre les ” actes illégaux ” des Tchétchènes. Mais le 6 septembre, les choses sont déjà allées trop loin : la ” garde nationale “, bras armé du Congrès national tchétchène _ dans le Caucase moins qu’ailleurs en URSS, se procurer des armes constitue un problème _ renverse le pouvoir local après avoir investi la radio-télévision. Le président de la République, Dokou Zavgaev, démissionne sous la pression ; le chef du soviet de Grozny, Vitali Koutsenko, est laissé pour mort en sautant par la fenêtre. Le Parlement s’auto-dissout dans la foulée.
M. Routskoï et ” les tribus ”
Une fois de plus, la présidence de Russie tente de prendre le train en marche. M. Khasboulatov retourne à Grozny, félicite Tchétchènes et Ingouches de cette ” victoire des forces démocratiques ” et leur demande de déposer les armes. Le président du Parlement russe n’est pas plus entendu que la fois précédente, mais il parvient à faire admettre la création d’un conseil législatif provisoire.
Or Doudaev, grisé par sa victoire, n’entend plus se laisser imposer quoi que ce soit. Début octobre, la garde nationale prend le siège du KGB, dont un agent est tué. Les leaders de la communauté ingouche, traditionnellement moins belliqueuse que les Tchétchènes, font savoir qu’ils ne souhaitent pas, eux, se séparer de la Russie, et leurs représentants quittent le conseil provisoire. Plus tard, d’autres membres du conseil vont s’opposer à Doudaev, qui cesse alors de le reconnaître. Le très populaire général va en fait chercher à faire légitimer sa propre autorité en toute hâte en décidant une élection présidentielle pour le 27 octobre.
Mais ses méthodes quelque peu expéditives commencent à inquiéter l’intelligentsia locale, pourtant solidaire de la révolte tchétchène dès le début. Doudaev commet alors l’erreur d’appeler, à la télévision, à la mobilisation tous les hommes de quinze à cinquante-cinq ans, ce qui révolte aussitôt les mères de famille et porte un coup à son prestige.
Celui du pouvoir russe n’est pas en hausse pour autant : le vice-président de Russie, le général Routskoï, commet lui aussi une grossière erreur, d’abord en tentant de jouer les Ingouches contre les Tchétchènes _ ” ces tribus “, comme il dit devant le Congrès des Ingouches, le 6 octobre _ puis en lançant depuis Moscou un ultimatum qui ne sera bien entendu pas respecté : il donne vingt-quatre heures à la garde nationale, qu’il accuse de ” banditisme “, pour se dissoudre et déposer les armes. ” La manière dont Routskoï a parlé a déplu à tout le monde “, observe une universitaire ingouche qui avait pourtant osé désapprouver publiquement l’ordre de mobilisation de Doudaev. Le général Routskoï va jusqu’à garantir, ” au nom des présidents de l’URSS et de la Russie “, à Doudaev et à la garde nationale tchétchène le droit de ” participer à la campagne électorale “, s’ils se soumettent à l’ultimatum. Une offre que Doudaev rejette superbement : ” Nos droits, nous les tenons de notre peuple “, dit-il… Certains médias russesdonnent à fond dans la désinformation et, à Grozny, on soupçonne Moscou d’avoir orchestré une mutinerie dans la prison locale (deux morts et sept blessés) pour discréditer Doudaev. ” La Russie n’a pas de politique ”
Depuis, la confusion règne. Aux meetings de soutien à Doudaev, toujours aussi massifs, s’opposent des meetings d'” anti-doudaevistes “, rassemblements qui jusqu’ici n’ont pas provoqué de heurts. Des commissions de dialogue ou d’entente se créent çà et là, avec parfois un début de succès. Restée à l’écart de l’agitation, l’importante communauté russe de Grozny (gros centre de raffinerie de pétrole) commence cependant à s’organiser, de même que les Cosaques. Qui détient le pouvoir ? ” C’est l’anarchie “, répond une habitante. Pourtant, un seuil critique n’a pas été atteint : celui de l’affrontement entre Tchétchènes indépendantistes et Tchétchènes favorables à Moscou. Les partisans du général Doudaev évitent de s’en prendre au bâtiment du ministère de l’intérieur, qui dépend de Moscou, et ses occupants limitent leur activité à la défense du bâtiment. Ni la milice, ni les troupes soviétiques stationnées dans la région n’ont bougé.
Une chose est claire pour tout le monde : les dirigeants de Moscou sont dépassés. ” La Russie n’a pas de politique ” en la matière, constate amèrement un conseiller du président Eltsine, Sergueï Stankevitch. M. Eltsine, qui jouissait au départ d’un grand soutien parmi les démocrates tchétchènes et ingouches, a proposé un référendum et des élections le 17 novembre dans la petite République ; mais a-t-il encore les moyens de se faire entendre ? De son côté, le parquet de Russie a pris mercredi une mesure équivalant à la mise hors-la-loi du Congrès tchétchène. Tout recours à la force dans cette région surarmée serait non seulement du plus mauvais effet mais aussi très risqué : un dirigeant tchétchène a mis en garde le pouvoir russe, au nom des ” partis caucasiens musulmans “, contre une ” deuxième guerre du Caucase “. La première, au dix-neuvième siècle, s’était soldée par la conquête du Caucase par la Russie tsariste.