Le président de Russie, M. Boris Eltsine, a réclamé jeudi 22 août, au lendemain de l’échec du coup d’Etat, une réforme du ” pouvoir politique de l’Union “. Il a également annoncé qu’il rencontrerait vendredi M. Gorbatchev, auquel il allait présenter une liste de candidats pour un ” gouvernement de confiance populaire ” au niveau fédéral. Depuis plusieurs mois, M. Eltsine s’est entouré d’une équipe solide, dont plusieurs membres se sont illustrés au cours de ces trois jours et représentent plus que jamais une nouvelle génération de responsables politiques soviétiques.

Avant d’être des ” hommes de Eltsine “, quelques-uns des acteurs du mouvement démocratique russe ont été des ” hommes de Gorbatchev “, qu’ils ont quitté au cours de l’année écoulée, las des oscillations du secrétaire général du PCUS. Mais la plupart sont peu connus de la kremlinologie classique. Ce sont souvent d’anciens membres du parti, auquel ils avaient adhéré par nécessité professionnelle beaucoup plus que par conviction, sans y faire carrière. Leur présence active, du 19 au 21 août, dans ce bastion de la résistance qu’était devenu le Parlement russe, laisse entrevoir pour certains d’entre eux un rôle politique désormais déterminant.

C’est le cas par exemple du général Konstantin Kobets, qui, déjà responsable des questions de défense dans l’équipe de M. Eltsine avant le putsch, a été nommé dans le feu de l’action ministre de la défense de Russie, le 20 août. Excellent connaisseur des affaires militaires soviétiques, puisqu’il a occupé les fonctions de chef-adjoint de l’état-major général des forces armées d’URSS de 1988 à 1990, le général Kobets pourrait même devenir le nouveau ministre de la défense fédéral si MM. Gorbatchev et Eltsine devaient s’entendre sur un gouvernement de coalition.

Ce Russe de cinquante-deux ans, né à Kiev, qui a fait une bonne partie de sa carrière militaire comme spécialiste des transmissions, figurait dans une délégation parlementaire de Russie _ première République soviétique à avoir cet honneur _ qui a visité l’OTAN, du 29 juin au 2 juillet derniers. Il s’était fait ces derniers mois l’avocat actif d’un partage des compétences militaires entre les Républiques soviétiques : ” Les Républiques ne veulent plus rester des spectateurs passifs de la dilapidation de leurs richesses qui, au lieu de servir à créer une armée efficace, contribuent à développer un système de défense disproportionné, impotent et perclus de structures qui doublonnent “, affirmait-il en juillet à l’hebdomadaire russe Vesti.

D’un style militaire infiniment moins classique, le colonel Alexandre Routskoï, vice-président de Russie, a lui aussi été très en vue pendant ces trois jours. Aviateur, ancien de l’Afghanistan où il a gagné le titre de ” héros de l’Union soviétique “, il joue volontiers de ses allures de play-boy, allumant ses Marlboro avec un briquet orné d’une pin-up et soignant à la perfection sa moustache de major des Indes. On l’a vu, pendant le siège du Parlement russe, circuler dans les bureaux l’air affairé en manches de chemise, son revolver calé dans son étui sous l’aisselle, façon ” Incorruptibles ” ; il faisait partie de la délégation qui est allée libérer M. Gorbatchev dans sa datcha de Crimée.

Agé de quarante-quatre ans, membre du PCUS jusqu’à il y a quelques semaines, le colonel Routskoï, qui ne réfute pas l’appellation de communiste, a un poids politique non négligeable dans l’équipe Eltsine puisque c’est lui qui, en faisant basculer les réformateurs communistes au Parlement de Russie, a permis l’organisation de l’élection présidentielle du 12 juin, remportée triomphalement par Boris Eltsine. En signe de gratitude, et aussi pour s’attirer les voix militaires et communistes modérées, M. Eltsine avait pris le colonel Routskoï comme candidat à la vice-présidence.

Dans le proche entourage de M. Eltsine, Ivan Silaev et Rouslan Khasboulatov devraient voir rapidement leurs ambitions confirmées. Le premier, chef du gouvernement de Russie, avait déjà été pressenti avant le putsch comme un possible premier ministre fédéral par M. Eltsine ; à soixante et un ans, cet homme aux cheveux blancs, ancien ministre de l’industrie aéronautique, connaît très bien l’appareil, car il est issu du sérail : il a démissionné du comité central du PCUS il y a seulement un mois. Le second, président par intérim du Parlement de Russie, est un personnage plus tumultueux, économiste d’origine tchétchène, qui s’est mis à dos autant de communistes que de démocrates par ses maladresses verbales mais que M. Eltsine sait utiliser. Avec le colonel Routskoï, MM. Silaev et Khasboulatov ont été trois maillons essentiels du dispositif Eltsine pendant cette crise.

Un autre homme a joué un rôle de premier plan auprès de Boris Eltsine : Guennadi Bourboulis, sorte d’éminence grise ou de bras droit du président russe, dont il a organisé toute la campagne électorale au mois de juin. Personnage sans grand éclat, qui a gardé de ses années d’enseignement de ” communisme scientifique ” à l’université de Sverdlovsk, le fief de Boris Eltsine, un certain attachement à la langue de bois, il n’en est pas moins un collaborateur extrêmement efficace. M. Bourboulis, quarante-cinq ans, a fait ses véritables armes politiques sous la perestroïka, d’abord dans un de ces ” clubs ” qui foisonnaient en 1988 puis comme élu au Congrès des députés du peuple. Pendant le putsch, on l’a vu tantôt sur un char à côté de M. Eltsine, tantôt répondant aux questions des journalistes, tantôt en interlocuteur téléphonique du chef du KGB, le putschiste Vladimir Krioutchkov, dont il a obtenu des garanties de non-intervention contre le Parlement.

Vladimir Loukine a lui aussi été chargé d’expliquer la position de M. Eltsine aux journalistes et, à travers eux, au monde occidental dès le premier jour du coup d’Etat. Ancien chercheur à l’Institut des Etats-Unis et du Canada de l’Académie des sciences soviétique, brillant intellectuel, devenu il y a un an président de la commission des affaires étrangères du Parlement de Russie, il est l’un des principaux conseillers diplomatiques du président Eltsine, qu’il a accompagné en visite officielle aux Etats-Unis aussitôt après son élection. Il avait en revanche jugé prématurée, car mal préparée, la visite en France de M. Eltsine en avril dernier, qui devait se révéler désastreuse, mais n’avait pas été écouté à l’époque. Il fait souvent équipe avec Andreï Kozyrev, le jeune ministre des affaires étrangères de Russie (il a à peine quarante ans), un homme plus réservé mais d’une grande finesse, qui a fait toute sa carrière professionnelle, depuis 1974, au département des organisations internationales du ministère soviétique des affaires étrangères. C’est lui, Andreï Kozyrev, que M. Eltsine a envoyé, dès le début du putsch, comme émissaire dans les capitales occidentales avec la mission de former un gouvernement en exil si d’aventure les choses tournaient vraiment mal.

Il faut relever deux autres personnages qui, parmi les proches collaborateurs de M. Eltsine, ont un pouvoir opérationnel notable : LevSoukhanov, dont les fonctions se situent à mi-chemin entre celles de directeur de cabinet et de chef de cabinet, et qui a travaillé avec Boris Eltsine au Comité d’Etat à la construction en 1988-89, et l’ancienne journaliste de télévision Valentina Lantsova, chargée de la communication et beaucoup plus efficace dans ce domaine que le peu amène Vochtchanov.

Sur les questions internationales, le président russe consulte parfois aussi Evguenni Ambartsoumov, plus âgé et au profil plus traditionnel : vieux routier de la perestroïka dont il s’est fait souvent l’interprète auprès des milieux diplomatiques et journalistiques occidentaux, il a été chef de service à l’Institut d’économie du système socialiste mondial de l’Académie des sciences, véritable pépinière d’intellectuels réformateurs. Analyste doué, il est aussi député de Russie depuis 1990, membre de la commission parlementaire des affaires étrangères ainsi que de celle des relations inter-républicaines.

L’académicien Oleg Bogomolov, soixante-trois ans, dirige depuis 1969 ce même fameux Institut d’économie, dans lequel s’est aussi distingué le jeune et brillant Oleg Roumiantsev, qui gravite aujourd’hui dans l’entourage de M. Eltsine après avoir participé au lancement du Parti social-démocrate. Député, M. Bogomolov fait partie de ces intellectuels gorbatchéviens qui ont fini par se rallier à M. Eltsine, au point d’entrer dans le ” brain-trust ” de vingt-cinq personnes que le président russe présenta fièrement à la presse le 6 février dernier.

Il y a aussi la filière ” MosSoviet ” _ la municipalité de Moscou _ autre vivier de réformateurs et de démocrates ces dix-huit derniers mois. La figure de proue en est bien entendu Gavriil Popov, triomphalement élu maire de Moscou le 12 juin, en même temps que M. Eltsine était élu président de Russie et M. Sobtchak maire de Leningrad. A cinquante-cinq ans, petit homme écrasé sous une tignasse grise, à l’intelligence très vive, M. Popov est de toutes les manifestations pour la démocratie ; les Moscovites lui sont extrêmement reconnaissants de ce dévouement, même s’il ne se traduit pas forcément par une amélioration de la gestion de la ville de Moscou… D’origine grecque, ancien membre du parti, aujourd’hui farouche démocrate, il est économiste de formation mais a fait l’essentiel de sa carrière à l’Université et à l’Académie des sciences, où il a eu tout le loisir de prendre en horreur, à force de l’étudier, la gestion socialiste. Il est l’un des principaux artisans du rapprochement des forces démocratiques avec MM. Edouard Chevardnadze et Alexandre Iakovlev. Fidèle à sa réputation, M. Popov n’a pas ménagé sa peine pendant les trois jours du putsch, allant du MosSoviet où il haranguait la foule avec M. Alexandre Iakovlev, au Parlement russe où il venait soutenir le président Eltsine, dont il est l’un des alliés les plus sûrs. A ses côtés mais d’un tempérament totalement opposé, Sergueï Stankevitch, le jeune et ambitieux maire-adjoint de Moscou, a su lui aussi se montrer très efficace pendant le putsch.

Il venait tout juste d’être nommé conseiller auprès du président de Russie, chargé des relations avec les organisations sociales. Trente-six ans, aussi élégamment vêtu que M. Popov peut être brouillon, aussi glacial que M. Popov peut être chaleureux, il parle un anglais impeccable, qu’il a d’ailleurs mis à profit pour devenir expert en droit constitutionnel américain _ il a soutenu, en 1984, une thèse sur les luttes politiques au sein du Congrès des Etats-Unis. M. Stankevitch a été élu au Congrès des députés du peuple en 1989 et a rejoint, l’année suivante, le groupe parlementaire Russie démocratique au Parlement russe.

Enfin, outre M. Eltsine, l’autre grand vainqueur de ces rudes journées aura été M. Anatoli Sobtchak, le maire de Leningrad, que l’on promettait déjà depuis plusieurs mois au plus brillant avenir politique. Juriste aux convictions démocratiques pratiquement vierges (il n’a fait qu’un passage très rapide, et récent, au PC), M. Sobtchak est aujourd’hui un véritable ” poids lourd ” de la politique russe. Orateur talentueux, plus séduisant pour l’intelligentsia que M. Eltsine qui l’a parfois effrayée, et jugé beaucoup plus fréquentable que ce dernier en Occident, il a par dessus le marché réussi à faire descendre, mardi 20 août, deux cent mille personnes pour défendre la démocratie devant le Palais d’hiver, dans ce berceau du bolchevisme qu’est Leningrad.

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